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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

se fait familière et où le familier se fait étrangeté, où l’on ne sait plus très bien si l’ordre est<br />

désordonné ou si le désordre est ordonné.<br />

Nous l’appelons alors « monstre » un peu faute de mieux, non pas tant pour donner un<br />

nom, que pour assigner une sorte d’identité à ce corps de nulle part et qui rompt la lignée.<br />

« Monstre » : idéalement ce mot vaut toutes les descriptions, c’est-à-dire se suffit à lui-même<br />

en rendant la description inutile ; il sature le discours en le rendant, sinon impuissant, du<br />

moins inapte ; il appelle immédiatement l’image. Autrement dit, il suffirait de ce terme pour<br />

d’emblée voir la chose. De fait, les « Canards sanglants » ou les Histoires prodigieuses ne<br />

cessent pas dans leur description de renvoyer à l’image qui, souvent, ouvre le chapitre 1 .<br />

Comme si, au fond, le texte était purement redondant par rapport à elle : un monstre ne se dit<br />

pas, il se voit. Les mots ne peuvent qu’en donner une idée très schématique et seule l’image<br />

peut recueillir sa vérité. En d’autres termes, la description n’est que sommaire au regard de la<br />

vérité du portait, ainsi que le souligne d’entrée de jeu le titre d’un Canard :<br />

Vrai portrait et sommaire description d’un horrible et merveilleux monstre né à Cher [sic<br />

pour Chieri], terre de Piémont, le 10 janvier 1578, à huit heures du soir, de la femme d’un<br />

docteur, avec sept cornes ; celle qui pend jusqu’à la ceinture et celle qui est autour du col sont<br />

de chair. 2<br />

Néanmoins, le rapport du texte à l’image n’est pas si simple – la redondance n’est pas<br />

stérile. Elle témoigne d’un plaisir de conter qui redouble la puissance monstrueuse de l’image<br />

pour l’élever à un degré supérieur. Il faut en passer par la médiation de l’écrit pour que le<br />

témoin de l’image, qui est donc aussi un lecteur, soit assuré que ce qu’il voit est bien<br />

monstrueux ; il faut donc qu’il fasse l’expérience d’une impuissance du discours à décrire ce<br />

qu’il voit pour qu’il sache que ce qu’il voit est bien de l’ordre du monstrueux. Le monstrueux<br />

est ce qui sort de l’ordinaire, parce qu’il est en partie ce qui échappe à l’ordre rationnel et<br />

discursif du discours.<br />

Si nous reprenons notre exemple du tératodyme, que voit-on au juste, qui ne se marque<br />

pas dans les mots et l’ordre de la phrase ? A strictement parler, rien de plus et rien de moins<br />

que ce dont nous avons fait état dans notre description. Ce tératodyme est même plutôt<br />

harmonieux dans sa difformité ; chacune de ses parties, considérée à part et en elle-même, est<br />

normale ; seul leur agencement donne lieu à une forme autre, seule la totalité relève de l’ordre<br />

du monstrueux, de sorte qu’il est loin de faire horreur. Comment se fait-il alors que, malgré<br />

cela, il puisse faire horreur ? N’est-ce pas cette horreur première qui justifie et assoit l’usage<br />

des termes « monstre » et « monstrueux » ? Quelque chose du monstre n’est pas réductible à<br />

1 Par exemple, dans Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993, chap. LV :<br />

« Le monstre que vous voyez ci-dessus… », p. 451 ; chap. LVI : « Bref discours d’un merveilleux monstre né à<br />

Eusrigo, terre de Novare, en Lombardie, au mois de janvier, en la présente année 1578. Avec le vrai portrait<br />

d’icelui au plus près du naturel », p. 453. Voir aussi Pierre Boaistuau, Histoires prodigieuses, Paris-Genève,<br />

Editions Slatkine, 1996, chap. 30 : « Mais afin que nous reprenons les erres de nostre matiere, cest animal<br />

monstrueux, que tu vois figuré au commencement de ce chapitre… », p. 323 ; ou encore chap. 32 : « Et si nous<br />

voulons considerer tresexactement ceste philosophie d’Hipocrate, sur la generation des monstres, nous<br />

trouverons infaliblement que celuy duquel tu vois le pourtraict, est engendré ainsi difforme… », p. 351.<br />

2 Canards sanglants, op. cit., chap. LVII, p. 455, nous soulignons.

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