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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

ce que nous voyons objectivement de lui et qui viendrait s’inscrire dans un discours.<br />

L’horreur du monstre recouvre une fascination qui provient de ce que nous ne voyons pas<br />

dans l’image : que le monstre, cet être d’une étrange familiarité, a la puissance de faire naître<br />

un certain regard, un regard saisi et interloqué. Il est d’abord une affaire de regard – non pas,<br />

nous y insisterons, qu’il n’aurait d’autre réalité que ce regard même – mais parce que, en<br />

apparaissant, il interroge notre propre apparaître. Ce que le regard cherche fébrilement à<br />

déchiffrer en parcourant sans fin ce monstre dans le formol, c’est la fragilité de notre familière<br />

apparition, de notre familière visibilité au sein du visible. Bref, ce que nous ne voyons pas<br />

dans l’image, c’est notre propre regard posé sur lui, à la fois fasciné et abîmé.<br />

L’invisibilité, au cœur de l’image du monstre, est introduite par le regard ; ce que<br />

suscite et montre le monstre est d’abord un regard impuissant – un regard aveugle ? – qui<br />

cherche cependant à le déchiffrer. Cette véritable dialectique du regard dévoilant son<br />

aveuglement – d’où la fascination et l’horreur mêlés devant ce qui le dévoile ainsi aveuglé –<br />

est elle-même mise en scène par la photographie des frères Tocci. Les jambes, les bras, le<br />

torse sont frêles, mais les deux têtes sont bien faites ; on devine que les deux frères ne peuvent<br />

pas marcher sans aide. Il est manifeste qu’ils prennent la pose au milieu d’un décor bourgeois.<br />

Ce qui assoit la valeur de cette image, c’est bien cette mise en scène : un intérieur bourgeois<br />

manifesté par les deux fauteuils, au milieu duquel éclate comme une conflagration la nudité<br />

du phénomène. Que sont ces deux fauteuils si ce n’est la signature d’un monde aux repères<br />

rassurants ? Le regard se sent chez soi, qui se reconnaît parmi les choses. Que dévoile alors la<br />

mise en scène ? A l’horreur, au saisissement, à la pétrification, donc à l’aveuglement du<br />

regard se mêle le désir de déchiffrer, de dévoiler, de mettre à nu. Or les frères Tocci sont<br />

précisément nus sur la photographie, comme si le photographe cherchait à devancer le désir<br />

de tout regard et le réaliser à jamais en figeant sur la pellicule la nudité du monstre. La<br />

photographie essaie ainsi de montrer, dans le phénomène monstrueux, le regard qui le<br />

parcourt, elle essaie de montrer ce qui, dans la photographie du tératodyme, était invisible : un<br />

regard qui autopsie. Ce regard peut du reste avoir un côté obscène qui se marque, ici, dans la<br />

présence, de prime abord incongrue, du bouquet de fleurs brandi au-dessus des deux têtes. Sa<br />

présence est en fait un pur artifice de mise en scène, qui permet aux deux bras d’être visibles,<br />

car, sans leur mutuel appui, ils s’avachiraient derrière le corps et seraient invisibles. Le<br />

bouquet de fleurs est donc là pour que tout de la monstruosité soit offert au regard –<br />

notamment qu’il y a bien quatre bras, deux têtes et une seule paire de jambes.<br />

Cette mise à nu de la monstruosité satisfait-elle cependant le regard ? Autrement dit,<br />

cette photographie efface-t-elle ce que le regard a d’aveugle et d’impuissant face au monstre ?<br />

Elle veut combler ce qui est le désir de tout regard : transpercer la chose jusqu’à son entière<br />

transparence. Or la monstruosité des frères, dans le même temps où elle est dévoilée dans la<br />

nudité, interdit toute transparence, car le regard, aussitôt satisfait, découvre à nouveau des<br />

ombres. Il se porte alors à la jointure des deux têtes, à ce renflement sous la peau ; le monstre<br />

appelle la dissection à laquelle l’image ne peut évidemment donner suite. Aussi, les frères

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