Le royaume d’Icare

Revenu à la hauteur du rideau, il doit recomposer mentalement
les cinq positions une à une, d’où l’appellation « simultanée
à l’aveugle ».
À l’extérieur du cercle des joueurs attablés, les curieux
peuvent s’approcher et voir les parties en cours aux tables.
Ducrocq contourne la foule et aperçoit Frédéric derrière le
rideau noir, concentré. Il attend l’annonce du préposé qui
passe du troisième au quatrième échiquier de l’autre côté du
rideau. Le Russe fait un mètre soixante-treize. Il porte les
cheveux en brosse et ses yeux bleu acier grossissent quand
il regarde à travers ses lunettes. De tout son être émane
une aura de sévérité précoce. La forte ossature des poignets
avoue des ancêtres du terroir. Demeurées blanches, ses
mains trahissent un labeur intellectuel :
— Échiquier quatre, tour à quatre roi, annonce le préposé
aux échiquiers géants.
Devant les spectateurs, le préposé exécute le coup. Un détail
réveille Bénédict. Il revient devant les échiquiers géants
pour consulter la position. Kolarov fait rouler une pièce de
monnaie entre ses doigts, une manie qu’il n’exécute que
quand, en cours d’analyse ou de partie, il trouve pourquoi il
gagne. Machinalement, il se lève pour regarder la position
de haut, retire une pièce de monnaie de sa poche et active ce
manège.
122
— Est-ce possible, murmure Bénédict.
L’assistant — il suit Frédéric pas à pas et ce dernier lui
dicte ses coups — informe l’assemblée que :
— Le maître saute temporairement l’échiquier quatre.
En clair, Kolarov est en difficulté. Tous les regards se tournent
donc vers cet échiquier. Après s’être exécuté à l’échiquier
cinq, Frédéric poursuit sa tournée puis s’immobilise
trois tables plus loin et après une minute de réflexion il