Le royaume d’Icare

À quatorze ans, déjà grande et féminine, Jill voit son univers
paisible pulvérisé par la honte. Son père est trouvé
pendu dans son cabinet de travail. Il vient d’apprendre d’une
amie ce qui court maintenant sur toutes les lèvres : Mary
Lou entretient une relation adultère avec une autre femme,
une artiste peintre de la région.
Répudiée par la bonne société, Mary Lou se met à boire
quotidiennement. Elle dédaigne toute évocation du scandale,
affichant une complète indifférence. Elle ne cherche ni
à se terrer ni à soutenir sa vie sociale d’antan. Durant les séjours
de Jill au collège, sa mère fait de courts voyages.
Mary-Lou ne cultiva que quelques amitiés et mourut deux
ans après le mariage de sa fille, se brisant la nuque, ivre, dans
une chute d’escalier. Scandale et suicide avaient fait de Jill
adolescente le point de mire des autres jeunes filles. Dès
lors, tous ses gestes parurent sujets à interprétation. Une
conscience torturante du jugement des autres l’habite en
permanence, elle qui est à un âge où l’on se cherche dans le
regard approbateur des autres.
Un vent frais chasse le passé en ébouriffant la crinière bouclée
de Jill. Elle replace ses cheveux tout en regardant son
époux, toujours à sa lecture. Le souvenir des doigts de Frank
bougeant une pièce d’échecs est resté gravé en une « image
instantanée », comme en captent les nouveaux appareils.
Jill s’était mise en tête d’apprendre à jouer. Elle déplace
ses pièces avec soin. S’il lui faut éliminer une pièce, elle enlève
d’abord la pièce puis dépose la sienne sur la case libérée.
Elle ne cesse de s’excuser quand elle élimine une pièce ou
donne échec.
— Les échecs sont à l’inverse de l’amour, mon amour. Tu
m’aimes trop.
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