Le royaume d’Icare

Ils vont s’affronter. Le rappel de Feuerbach et sa grosse
moustache lui pince le cœur. Quinze années ont passé pourtant
depuis cette triste journée.
Une mer bariolée de magnifiques jeux de verts et de bleus
charme ses yeux. Puis-je désirer plus qu’un mois en amoureux
à Paris Certains soirs après une partie décevante, il
l’enlacera de tendresse. La première fois qu’il était revenu
après une joute, découragé sans vouloir le montrer, elle avait
compris combien un guerrier est seul en son cœur. Ces soirs
de nuages, elle sera sa reine et ses mains seront siennes.
Un courant froid brusque l’air. Un petit cri. Du verre se
brise. Un objet roule.
— Veux-tu le châle, mon amour
Jill pivote gracieusement, les mains posées sur ses bras :
— Non. Le soleil est doux.
— J’achève, dit-il en lui montrant le journal.
Il est resté bel homme, avec de gros os saillants, le torse
velu, les muscles nerveux, la taille toujours fine, et une impression
de légère maigreur qu’elle adore. Les yeux sur le
journal, son regard est au loin. Il analyse. Les propos du
chroniqueur d’échecs ou d’un critique en économie ont sur
son époux cet effet comique certains jours. Parfois se lève et
place les pièces sur l’échiquier puis se fige, comme s’il lui fallait
arrimer sa pensée. Enfin il s’assoit, son bras avance, ses
doigts déplacent les pièces et le ballet s’active. Cela peut durer
une minute, une demi-heure. À la fin, il range les pièces
en silence dans la boîte ou encore il s’exclame : « je t’ai ! » à un
adversaire invisible. Les jours de « je t’ai ! », à moins qu’elle
ne soit fort occupée ou indisposée, lesquels cas il lui faut
tout son tact et sa diplomatie, parfois même une promesse
grivoise roucoulée à l’oreille, toujours marquée par lui d’un :
«ho !» qui la fait rougir, ces jours-là, elle le laisse s’approcher
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