Le royaume d’Icare

Malgré ses cinquante-six ans, la vigoureuse crinière grisonnante
de Feuerbach frappe le regarde. Il entretient un
balai de poils sous lequel loge parfois un cigare, comme celui
qu’il sort de sa poche veston. Un mètre soixante-sept,
des joues saillantes, des yeux noirs perçants et un nez aquilin
le font ressembler à un oiseau de proie. Le champion du
monde porte le plus souvent des vêtements anodins de couleurs
sombres. Bianca vient de lui demander pourquoi on dit
« première classe » en français, ce qui lui fait penser aux premières
années à l’école.
Et à cause d’un roman. Sa professeure de français à Berlin
est parisienne d’origine. Si élégante que Bianca a choisi
d’apprendre cette langue. Elle accélère son apprentissage et,
à la suggestion de l’institutrice, lit un roman, paragraphe par
paragraphe, d’abord dans la traduction allemande puis dans
l’édition française. En secret.
Inconsciemment elle mêle langue française et désir de
plaire. « Le matelot y fit ses premières classes » n’oblige pas à
apprendre dans une école, a expliqué l’institutrice. C’est une
image pour dire que le matelot s’instruisit par son travail.
Les langues utilisent des expressions différentes, comprend
Bianca qui ne sait comment tirer profit de cette découverte.
— C’est vrai. C’est très confortable, répond Hanna, l’aînée,
absorbée par la lecture de dossiers qui semblent à jamais
coller à elle.
Une femme de vingt-deux ans, très mince et plus grande
que son père. Elle porte ses cheveux lissés, coupés droit au
haut de l’épaule, noirs comme ses yeux. Une copie adoucie
de son père dans une robe noire très sobre, sans aucun bijou.
Sur l’autre banquette, Bianca s’ennuie, la tempe contre
la vitre, ses longs cheveux de miel en guise de coussin et ses
grands yeux caramel voguent au vague. Elle porte une robe
rose, avec souliers et petits bas blancs. Un collier de fausses
perles orne son cou. À peine plus courte que son père, elle est
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