Le royaume d’Icare

Manoir Duquesne, onze heures cinquante-huit
On cogne à la porte. Karl a trouvé du pain. Ekenstein
baigne dans ce demi-sommeil qu’on cultive quand on revient
à soi engourdi de repos. On cogne à nouveau.
— Monsieur! Êtes-vous réveillé
Français La brume se dissipe. Paris. Il se lève en vitesse.
— J’arrive!
Mais il est nu. Ses vieux vêtements ne sont pas là. À la
place, un costume gris foncé qu’il enfile. D’un chic et d’un
neuf qui rendent étrangère l’image que lui rend le miroir sur
pied. Surtout sans barbe. Bjelica Ekenstein va avoir trentesept
ans en octobre. Jouissant d’une bonne ossature, il n’en
porte plus que la carcasse. Des cheveux bruns, minces et
droits, un visage taillé à la Rodin. La soirée d’hier lui revient.
Il s’est lavé et rasé à son arrivée. Un monsieur s’est proposé
pour une coupe de cheveux. C’est un miraculé dont il voit le
reflet. Combien de temps ai-je dormi
Son visage exprime chaque sentiment avec cette pureté
de traits où les vieux Grecs devinaient le signe d’une ascendance
divine. Des yeux d’un gris si délavé qu’on y sent l’âme
simple locataire. On cogne à nouveau. Par terre une note est
tombée de nulle part. Derrière la porte, une voix de femme le
sermonne gentiment, en polonais cette fois :
— Monsieur Ekenstein, il faut vous préparer pour la cérémonie.
Le billet au fond d’une poche, Ekenstein ouvre. Une demoiselle
apparaît, vêtue de blanc orné d’une coquette dentelle,
le poing levé, arrêtée dans son geste.
— Vous parlez polonais demande Bjelica.
— Je viens de Gdansk, répond-elle en baissant le bras.
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