Le royaume d’Icare

mais l’homme se sait battu. Trois parties où il n’ose tenter le
sort. Trois nulles. Cinq et demi à quatre et demi en faveur du
jeune Ekenstein.
Un homme lettré de Lódz le prie de commenter la partie
décisive, la septième.
— Où les erreurs de mon adversaire sont évidentes, répond
Ekenstein, qui n’y voit d’intérêt.
— Où la cohérence de votre jeu est le plus simplement illustrée,
réplique le journaliste, admiratif.
Les voilà devant l’échiquier. Bjelica bouge les pièces et
commente, l’autre questionne et note. L’homme connaît
la partie par cœur, comme disent les Français. Deux jours
plus tard, Bjelica, riche, le boulanger lui a offert le moitié
de son gain, fait sa valise quand un télégramme parvient à
Lódz : une invitation à participer au tournoi pour juniors à
Munich. Dans le train, il lit un reportage du Deutsch Schach
sur son duel. La septième partie y est publiée avec ses commentaires.
En Allemagne, Ekenstein termine deuxième derrière
un Russe, Lewoensky, qui semble tout connaître des
ouvertures. L’instructeur du jeune homme invite Ekenstein
à Saint-Pétersbourg. Ce tournoi en Russie s’avère difficile,
quatre joueurs terminent premier à égalité, incluant Ekenstein
et Lewoensky. Le jeune Polonais ignore qu’il vient de se
mesurer à l’élite montante de l’école russe. Elle produira le
meilleur cru du vingtième siècle.
S’établit alors pour lui, deux années durant, un itinéraire
ponctué de tournois locaux ou régionaux qu’il gagne avec
une régularité de métronome. Le reste de son temps, le jeune
Ekenstein l’égrène dans des cafés où des parties amicales
renflouent sa bourse. Mais passer de résidence d’accueil en
chambre de séjour dissipe inlassablement son maigre pécule.
À Varsovie — les Culvier n’y sont plus — le rattrape une
lettre en provenance d’Angleterre. Elle porte l’estampille
252