Le royaume d’Icare

Le Kaffe Koenig est presque vide la semaine en début
d’après-midi quand entre un jeune homme bien habillé, de
type scandinave. Son air taquine la mémoire du champion.
Attiré par l’échiquier, l’étranger demande à jouer des blitz,
avec mise s’il le faut. Joseph y va de prudence. Sage précaution.
Son adversaire se révèle un brillant tacticien doté
d’une connaissance approfondie des ouvertures. Par contre,
il manque de jugement, confond diverses formations et se
perd dans les détails en terrain incertain. Manque d’expérience.
Joseph gagne toutes les parties sauf deux, faute de
temps. Mais il en arrache, la vitesse d’exécution du jeune
homme est phénoménale. Un peu rouillé, certes, mais l’art
combinatoire de John, son prénom, l’oblige à réfléchir. Fasciné
par le talent manifeste de cet amateur, Joseph lui prodigue
des conseils que l’autre écoute sans protester. Quand
John comprend qui est son adversaire, il le questionne sur
son duel contre Itchkoff. Joseph raconte de bon gré. Sa famille
a gardé un souvenir agréable de leur séjour à Prague.
L’incident du cheval avec Bianca fait rire John Nilsson, qui
se dit Suédois. Bjor Nilsson attablé devant un jeu de Go
transparaît soudain en John accoudé.
Ce n’est qu’en lisant un article sur le nouveau champion
d’Angleterre trois années plus tard que Joseph comprendra
que John lui avait menti à leur première rencontre. À cause
de la guerre.
— Caricaturez-vous toujours les gens, John
— J’ai diversifié mon catalogue depuis, répond l’Anglais,
allumé.
— Je sais que je vous ai déjà posé la question à Berlin. Pourquoi
le faites-vous
— Je n’avais su que répondre alors. (John s’étire le bas du
dos.) Depuis, j’ai réfléchi.
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