Le royaume d’Icare

Manoir du baron Duquesne,
vingt heures vingt-trois
Au salon, Jill est seule sur le grand divan. Frank et le champion
sont installés devant une table à café. Elle reconnaît de
loin la position que lui a montrée Frank sur le bateau, son
nouveau gambit. Les échecs lui ont manqué, ça se voit. Un
vrai gamin. Les quatre dernières années ont accaparé le banquier.
Les deux filles du champion sont montées à leur chambre.
La plus jeune est mignonne mais aucune ne parle anglais.
Deux autres joueurs sont arrivés aujourd’hui, un dans un
triste état. Il repose à l’étage. Le champion a expliqué que la
guerre sévissait toujours en Pologne.
Tous logent dans l’aile gauche du manoir. De grandes
pièces avec boiseries et vitraux. Magnifique dans la lumière
du jour malgré les murs craquelés et les tapisseries jaunies.
John Nilsson s’est plaint d’une migraine. Il a pris un analgésique
et s’est retiré lui aussi. Il devrait manger plus et penser
moins. Se trouver une épouse surtout. Ça lui donnerait
des couleurs. Il n’avait qu’une valise. Embarras d’argent. Le
baron est un drôle de bonhomme. Il a quitté tôt. S’excusant
dans un anglais comique, il a laissé ses invités seuls chez lui.
Il fait le baisemain et lance des œillades avant de s’esclaffer.
Il a effrayé Hanna, l’aînée, si sérieuse. L’autre joueur arrivé
avec la famille Feuerbach a murmuré quelque chose de drôle
en allemand à l’oreille d’Hanna. Ses yeux s’illuminent quand
il lui parle. Elle est amoureuse.
Jill comprend maintenant pourquoi les Européens parlent
du « Nouveau Monde ». L’Amérique a évolué si vite.
Nous sommes riches. Les transports, les installations sanitaires,
les routes, les bâtiments, tout est vieux en Europe.
Nous aussi. Elle se tourne vers son mari en souriant. La robe.
Par cette magie qui synchronise les amoureux, Frank lève la
tête au même moment et lui renvoie son sourire, saupoudré
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