Cyvard MARIETTE Louis-Claude Saint-MARTIN Les Décennies 19 ...
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si sa foi, dans la spiritualité de l'âme, lui montrait d'un coup d'œil l'inutilité de toutes les<br />
créations de l'art humain, où la forme entre toujours pour beaucoup, et la retenait<br />
volontairement dans le quiétisme. La contemplation de la nature et de la providence qui la<br />
dirige était pour elle une jouissance si vive, que ce spectacle, considéré du point de vue élevé<br />
où elle était placée, suffisait à son activité. La vie, pour elle, était un travail continuel; mais<br />
elle n'en a pas fait d'autre. Ses lectures même devenaient des conversations : [207] elle vivait,<br />
elle discutait avec les livres comme avec des personnes. L'intensité de sa vie était telle qu'elle<br />
animait tout sans le vouloir; elle faisait plus que percevoir, elle personnifiait les idées; son<br />
intelligence était un monde où tout avait son emploi, comme dans le monde de Dieu. Jamais<br />
esprit plus productif ne fut moins connu de la foule; dans des sociétés dont les forces seraient<br />
autrement combinées que celles du monde où nous vivons, Rachel aurait été pour les nations<br />
ce qu'elle était pour un petit cercle d'amis intimes : la lumière des esprits, le guide des âmes.<br />
Ses lettres, recueillies et publiées depuis sa mort, n'étaient point des œuvres; c'étaient des<br />
éclairs qui partaient de son cœur et de son brillant esprit pour toucher le cœur de ses amis 17<br />
(1). Pour elle, écrire, ce n'était pas briguer la gloire, c'était chercher un remède à l'absence. Il<br />
me semble qu'on peut la définir d'un mot : elle avait l'esprit d'un philosophe avec le cœur d'un<br />
apôtre; et malgré cela elle était enfant et femme autant qu'on peut l'être. Son esprit pénétrait<br />
dans les obscurités les plus profondes de la nature; elle pensait avec autant de force et plus de<br />
clarté que notre théosophe <strong>Saint</strong>-Martin, qu'elle comprenait et admirait, et elle sentait comme<br />
un artiste. Ses perceptions étaient toujours doubles; elle atteignait aux vérités les plus<br />
sublimes par deux facultés qui s'excluent chez les hommes ordinaires : par le sentiment et par<br />
la réflexion. Ses amis se demandaient d'où sortaient les éclairs de génie qu'elle lançait dans la<br />
conversation.<br />
Était-ce le résultat de longues études? Était-ce l'effet d'inspirations soudaines? C'était<br />
l'intuition accordée pour récompense, par le ciel, aux âmes vraies; ces âmes martyres luttent<br />
pour la vérité qu'elles pressentent, souffrent pour le Dieu qu'elles aiment, et leur vie entière est<br />
l'école de l'éternité.<br />
Voici comment celle-ci se rendait témoignage à elle-même, dans une lettre écrite le 5<br />
novembre 1808, à M. de Varnhagen d'Ense, qu'elle épousa depuis :<br />
Berlin, ce 3 novembre 1808. « Enfin je suis chagrine ! Sais-tu tout ce que ce mot signifie?<br />
Mais aussi quelle complication !... Le temps même devient fou... Depuis le mois de juillet<br />
(cela te paraîtra risible), l'hiver, en convulsion, lutte contre l'été. Voilà deux jours que je me<br />
tourmente pour savoir si j'écrirai ou non ; je ne puis pas mentir, surtout avec toi, avec toi pour<br />
[208] qui la vérité m'arrive tout entière, et pourtant j'ai de jolies choses à t'écrire !... Oh ! les<br />
dons que je possède, on ne les a pas en vain ! Il faut souffrir pour eux. Ma science des choses,<br />
ma sagacité, mon discernement : ce sentiment de l'infini qui est en moi, le rapport intime qui<br />
existe entre ma vie et la vie de la nature, enfin le quelque peu de conscience que j'ai de tout<br />
cela (et ce peu veut ici dire beaucoup), cela coûte quelque chose. Quelle souffrance, quelle<br />
inquiétude, quel abandon pendant le développement !... Quelle lutte intérieure n'ai-je pas à<br />
soutenir? Je doute que toi-même tu en aies une idée. Et comme mes entours sont dégoûtants,<br />
rabaissants, impatientants, offensants, insensés, misérables ! comme ils sont bas ! pourtant je<br />
ne puis leur échapper; et tant que je ne le puis pas, ils me poursuivent. <strong>Les</strong> éviter doucement,<br />
il n'y faut pas penser; le moindre contact, le moindre rapport me souille, me fait déroger, et ce<br />
combat n'a pas de fin; il a commencé avec moi, il durera tant que je vivrai. Où se terminera-til?<br />
Cette conviction (non que le combat est inévitable, mais que mes efforts sont sans but et ne<br />
peuvent cesser qu'avec la perte de mes facultés) me met dans une rage qui approche de la<br />
déraison. Tout ce que je rencontre de beau, dans la vie, passe étranger devant moi, comme une<br />
17 (1) Ce livre a paru à Berlin, en 3 volumes, sons le titre de Rachel à ses amis. Il a été publié<br />
en allemand par Dunker et Humblot. Berlin, 1834.<br />
décennies 1830_1839<br />
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