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Cyvard MARIETTE Louis-Claude Saint-MARTIN Les Décennies 19 ...

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Critiques et portraits littéraires Page 501 de Charles Augustin <strong>Saint</strong>e-Beuve 1836<br />

Page 501<br />

[494] OBERMAN 15 .<br />

Nous vivons dans un temps où la publicité met un tel empressement à s'emparer de toutes<br />

choses, où la curiosité est si indiscrète, la raillerie si vigilante, et l'éloge si turbulent, qu'il<br />

semble à peu près impossible que rien de grand ou de remarquable passe désormais dans<br />

l'oubli. Chaque matin, une infinité de filets sont jetés en tous sens à travers les issues du<br />

courant, et remplacent ceux de la veille, qu'on retire humides et chargés. C'est, à une certaine<br />

heure de réveil, un bruit confus, un mouvement universel de ces filets qu'on retire à l'envie et<br />

de ces filets qui tombent. Pas un instant d'intervalle, pas une ligne d'interstice, pas [495]<br />

maille brisée dans ce réseau : tout s'y prend, tout y reste, le gros, le médiocre, et jusqu'au plus<br />

menu; tout est saisi à la fois ou tour à tour, et comparaît à la surface. On peut trouver à redire<br />

au pêle-mêle, désirer plus de discernement dans cette pêche miraculeuse de chaque matin,<br />

demander trêve pour les plus jeunes, qui ont besoin d'attendre et de grandir, pour les plus<br />

mûrs, dont cette impatience puérile interrompt souvent la lenteur fécondante; mais enfin il<br />

semble qu'au prix de quelques inconvénients on obtient au moins cet avantage de ne rien<br />

laisser échapper qui mérite le regard. Cela est assez vrai et le sera de plus en plus, j'espère;<br />

pourtant, jusqu'ici, il y aurait lieu de soutenir, sans trop d'injustice, que cette fièvre de<br />

publicité, cette divulgation étourdissante, a eu surtout pour effet de fatiguer le talent, en<br />

l'exposant à l'aveugle curée des admirateurs, en le sollicitant à créer hors de saison, et qu'elle a<br />

multiplié, en les hâtant, l'essaim des médiocrités éphémères, tandis qu'on n'y a pas gagné<br />

toujours de découvrir et d'admirer sous leur aspect favorable certains génies méconnus. [496]<br />

Le mal, au reste, n'est pas bien grand pour ces sortes de génies, s'ils savent de bonne heure,<br />

abjurant l'apparence, se placer au point de vue du vrai, et il conviendrait de les féliciter, plutôt<br />

que de les peindre, de cette obscurité prolongée où ils demeurent. Il existe une sorte de<br />

douceur sévère et très-profitable pour l'âme à être méconnu ; ama nesciri; c'est le contraire du<br />

digito monstrari, et dicter hic est; c'est quelque chose d'aussi réel et de plus profond, de moins<br />

poétique, de moins oratoire et de plus sage, un sentiment continu, une mesure intérieure et<br />

silencieusement présente du poids des circonstances, de la difficulté des choses, de l'aide<br />

infidèle des hommes, et de notre propre énergie au sein de tant d'infirmité, une appréciation<br />

déterminée, durable, réduite à elle-même, dégagée des échos imaginaires et des lueurs de<br />

l'ivresse, et qui nous inculque dans sa monotonie de rares et mémorables pensées. Si on ignore<br />

ainsi l'épanouissement varié auquel se livrent les natures heureuses ; si, sous ce vent aride, les<br />

couleurs sèchent plus vite dans les jeux de la sève et bien avant que les combinaisons riantes<br />

soient épuisées ; si, par cette [497] oppression qui nous arrête d'abord et nous refoule, quelque<br />

portion de nous-même se stérilise dans sa fleur, et si les plus riches ramures de l'arbre ne<br />

doivent rien donner} — quand l'arbre est fort, quand les racines plongent au loin, quand la<br />

sève continue de se nourrir et monte ardemment; — qu'importe ? — les pertes seront<br />

15 L'Oberman de Senancour, publié en 1804 sans aucun succès, est un de ces livres du seuil de la modernité, où<br />

se révèle, à l'état pur et hors de toute catégorie générique, une conscience. Bien sûr, Oberman, l'« homme des<br />

hauteurs », est avec René ou Adolphe un des premiers « enfants du siècle ». Mais il faut relire cette œuvre pour<br />

mesurer aussi que la mélancolie est le point initial d'une quête qui nous est essentiellement proche - « Senancour,<br />

c'est moi », dira Proust ; celle d'un lieu où être. « Ce n'est pas un ouvrage » Il est tentant d'identifier l'auteur,<br />

Étienne Pivert de Senancour, à son personnage : <strong>Saint</strong>e-Beuve, l'un des premiers, suivit cette piste voyant dans<br />

Oberman moins une réécriture de sa biographie qu'une projection de sa vie. Mais Oberman n'est pas une<br />

autobiographie, insiste l'auteur qui brouille à plaisir les références (dates, lieux, noms). Est-ce même un roman ?<br />

C'est, dans son genre, un roman par lettres, mais à la manière du Werther de Goethe : les quatre-vingt-neuf<br />

lettres de la première édition - auxquelles s'ajoute le supplément de la seconde (1833) - sont celles du seul<br />

Oberman, qui ne se nomme jamais (...)<br />

décennies 1830_1839<br />

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