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connaître le cinéma expérimental en en facilitant<br />
<strong>la</strong> diffusion. Dans de bonnes conditions,<br />
<strong>la</strong> numérisation peut aussi, dans une certaine<br />
mesure, contribuer à <strong>la</strong> conservation d’œuvres<br />
dont il n’existe qu’un faible nombre de copies.<br />
Par contre, envisagé comme remp<strong>la</strong>cement<br />
du film pellicule, le numérique sape l’espritmême<br />
d’un cinéma ultra-versatile, où tous les<br />
supports et tous les procédés ont une valeur<br />
en tant que tels parce qu’ils déterminent des<br />
pratiques, et donc des œuvres spécifiques :<br />
les films présentés dans Free Radicals (films<br />
réalisés sur pellicule 8 mm et 16 mm principalement)<br />
n’auraient pas pu être réalisés sur<br />
d’autres supports. De manière plus générale,<br />
l’avènement du numérique (avec sa logique de<br />
convergence des médias, ses nouveaux modes<br />
de reproduction et de distribution) a créé autour<br />
du cinéma dans son ensemble un état de crise,<br />
et cet état de crise engendre au sein du monde<br />
des arts – qui avait jusqu’ici dédaigné le<br />
cinéma expérimental – un intérêt soudain.<br />
Musées et galeries s’attachent désormais à<br />
étoffer leurs collections d’œuvres filmiques,<br />
tandis que <strong>la</strong> création artistique contemporaine<br />
recycle les techniques é<strong>la</strong>borées par les<br />
cinéastes expérimentaux. Le risque, c’est <strong>la</strong><br />
récupération de procédés de création accessibles<br />
à tous au profit de pratiques auteuristes<br />
et exclusives, et <strong>la</strong> transformation d’un<br />
corpus destiné au plus grand nombre en objets<br />
raréfiés, et donc commercialement viables.<br />
“C’est horrible”, commente sans ambages<br />
Kubelka en évoquant cette possible dérive. Un<br />
projet comme celui de Chodorov, par lequel le<br />
cinéma expérimental, dans l’esprit de l’Anthology<br />
Film Archives, construit sa propre histoire,<br />
préserve sa propre mémoire, est donc essentiel.<br />
Le travail d’historien du cinéma qu’il réalise<br />
avec ce beau docu-journal évite d’ailleurs toute<br />
tendance à <strong>la</strong> muséification, et ce<strong>la</strong> d’autant<br />
plus facilement que son sujet s’y révèle complètement<br />
réfractaire : ainsi le Free Radicals<br />
de Len Lye, réalisé en 1958 et inclus dans le<br />
film de Chodorov, n’a pas pris une ride. M. B.<br />
1 Stan Brakhage, extrait de Scrapbook, Collected<br />
Writings 1964-1980, New York, Documentext, 1982 ;<br />
reproduit dans Le Je filmé, sous <strong>la</strong> direction<br />
de Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, Paris,<br />
Scratch et Centre Pompidou, 1995.<br />
2 1999, 47', Circuit Court Production.<br />
3 Roger Odin, Du film de famille au journal filmé,<br />
in Le Je filmé, op. cité.<br />
4 Le Je à <strong>la</strong> caméra, in Le Je filmé, op.cité.<br />
5 Peter Bürger, Theorie der Avantgarde, Frankfurt<br />
am Main, Suhrkamp, 1974 (traduit par Michael Shaw :<br />
Theory of the Avant-Garde, Theory and History<br />
of Literature, vol. 4, Minneapolis, University<br />
of Minnesota Press, 1981-1998).<br />
alchimies sonores<br />
Pour retracer l’itinéraire artistique de Charlemagne Palestine, à <strong>la</strong> fois compositeur, performeur,<br />
p<strong>la</strong>sticien, et figure majeure de <strong>la</strong> scène minimaliste new-yorkaise depuis les années 1960,<br />
Anne Maregiano choisit les gestes du quotidien, l’entretien en voix off, <strong>la</strong> lenteur ponctuée<br />
de silences. Un traitement austère qui contraste avec <strong>la</strong> personnalité haute en couleurs<br />
du compositeur, comme en témoignent les archives photographiques et les extraits de films<br />
expérimentaux qui illustrent les diverses phases de son travail. Sous une toute autre forme,<br />
Marie Losier consacre un court au violoniste Tony Conrad ; les deux musiciens sont complices<br />
de longue date. Par Anaïs Prosaïc.<br />
La première partie de Charlemagne Palestine,<br />
the Golden Sound évoque sa jeunesse à Brooklyn<br />
où il est né (en 1945 ou 1947 selon les<br />
sources, Charles Martin ou Chaim Moshe Tzadik<br />
Palestine), son apprentissage du chant dans<br />
une chorale de synagogue, avant de devenir à<br />
16 ans, carillonneur de l’église épiscopale St-<br />
Thomas sur <strong>la</strong> 5ème avenue à Manhattan.<br />
Dans l’instrumentarium de Charlemagne Palestine,<br />
le carillon occupe une p<strong>la</strong>ce emblématique<br />
aux côtés du synthétiseur analogique Buch<strong>la</strong>,<br />
du grand piano Bösendorfer Imperial, et maintenant<br />
du piano à deux c<strong>la</strong>viers, le “doppio borgato”<br />
construit sur mesure par le facteur<br />
d’instruments italien Luigi Borgato.<br />
Les moments forts du film sont ceux où Charlemagne<br />
est saisi en train de jouer sa musique :<br />
dans un vaste loft immaculé trône <strong>la</strong> machinerie<br />
complexe du carillon, magnifique cube de métal,<br />
mécanique de précision ténébreuse, câbles,<br />
pédales et cloches, à l’origine de <strong>la</strong> technique<br />
du strumming (littéralement : acte de faire<br />
sonner des cordes, de piano, de guitare…), qui<br />
structure toute sa musique pour piano depuis<br />
les années 1960. Régal d’une petite pièce cristalline,<br />
chorégraphie du jeu de mains et de<br />
pieds, choral de cloches dont les résonances<br />
fluctuantes enveloppent l’auditeur dans un<br />
nuage d’harmoniques célestes… Plus tard,<br />
dans une petite église italienne, on assiste au<br />
déploiement du “borgato”, deux grands pianos<br />
superposés, dont le c<strong>la</strong>vier de l’un est relié à<br />
un système de pédales. Impressionnante présence<br />
de cet objet d’aspect surréaliste dont le<br />
sombre verni et <strong>la</strong> riche vibration occupent<br />
tout l’espace…<br />
Aux commandes de ce vaisseau sonore, Charlemagne<br />
martèle avec grâce et une extrême<br />
concentration les différents mouvements de<br />
From Etudes to Cataclysms. La séquence<br />
musicale fait l’objet d’un enregistrement : le<br />
compositeur et les techniciens évaluent les<br />
propriétés acoustiques de l’église, tandis que<br />
Charlemagne réécoute une prise en exécutant<br />
une petite danse sur p<strong>la</strong>ce. Enfin, face à un<br />
auditoire très jeune, il partage <strong>la</strong> scène avec<br />
son complice de longue date, le violoniste Tony<br />
Conrad, autre légende du minimalisme, pionnier<br />
du drone, des systèmes d’accordage<br />
mathématiques et du cinéma expérimental.<br />
Tous deux chapeautés façon bohème urbaine,<br />
Charlemagne Palestine vocalise un verre à <strong>la</strong><br />
main, Tony Conrad virevolte, tandis que son<br />
violon harmonise. Surgissant des fantômes de<br />
<strong>la</strong> jeunesse – le chaman, le clown, le Quasimodo<br />
des années 1970, ses rituels, sa folie,<br />
parfois sa violence… – ces vieux messieurs<br />
aussi débonnaires qu’excentriques cachent<br />
sous leurs clowneries kitch une esthétique et<br />
une pensé de <strong>la</strong> radicalité dont l’influence<br />
hante les milieux artistiques depuis plus de<br />
vingt ans.<br />
scène protéiforme<br />
La musique des minimalistes des années<br />
1960-70, oubliée dans les années 1980 (mis à<br />
part celle des “répétitifs”, Phil G<strong>la</strong>ss et Steve<br />
Reich), a été reconnue par les milieux académiques<br />
et adoptée par <strong>la</strong> culture dj dans les<br />
années 1990 : une nouvelle source de <strong>la</strong>ngages<br />
musicaux pour une perception radicalement<br />
différente de l’écoulement du temps.<br />
Aujourd’hui, toute une génération de compositeurs<br />
considérés comme les c<strong>la</strong>ssiques de<br />
l’avant-garde suscite l’enthousiasme d’un<br />
public qui a maintenant l’âge de leurs petitsenfants<br />
: Phill Niblock, Tony Conrad, La Monte<br />
Young, Julius Eastman, Eliane Radigue, Charlemagne<br />
Palestine…<br />
8 images de <strong>la</strong> culture