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arrêt sur image<br />
gros p<strong>la</strong>ns<br />
Commentaire d’un photogramme extrait du film Monsieur M, 1968 d’Isabelle Berteletti<br />
et Laurent Cibien, par Judith Abensour.<br />
murs<br />
Filmée en gros p<strong>la</strong>n : <strong>la</strong> porte d’un pavillon de<br />
banlieue en brique. Numéro 31. La caméra<br />
s’attarde le long des murs : un mur en brique,<br />
un mur peint en bleu, un mur abîmé, troué, fissuré<br />
en pierre b<strong>la</strong>nche, un mur recouvert de<br />
mauvaises herbes. Des surfaces, des matières,<br />
des crevasses. En très gros p<strong>la</strong>n, les repères<br />
se perdent entre verticalité et horizontalité : le<br />
mur est une surface sur <strong>la</strong>quelle viennent<br />
s’inscrire les lignes qui pourraient cartographier<br />
les différents trajets effectués par Monsieur M,<br />
trajets scrupuleusement décrits, jour après<br />
jour, dans son agenda de <strong>la</strong> marque Consul.<br />
En date du 4 janvier 1968 : “Vers14h30, mère et<br />
moi sortons malgré un temps gris et froid à<br />
Romainville et Bagnolet pour voir les travaux<br />
de l’autoroute A3. En passant à <strong>la</strong> mairie de<br />
Bagnolet, nous entrons au Prisunic Forza où<br />
mère achète 2 paquets de galettes coco, 1<br />
franc 40 le paquet et un paquet de levure, 1<br />
franc. Itinéraire détaillé : A. Montreuil : rue<br />
Rochebrune, Baudin, des Epernons, des Chantereines,<br />
du Ruisseau<br />
B. Romainville : avenue Berlioz, boulevard<br />
Edouard Branly, échangeur, rue Arago joignant<br />
rue Racine<br />
C. Montreuil […] Première sortie de l’année<br />
1968. Nous sommes de retour vers 17h15.”<br />
Ces premiers gros p<strong>la</strong>ns du film en appellent<br />
d’autres, ils se répondent, un système se met<br />
en p<strong>la</strong>ce.<br />
<strong>la</strong> page du carnet, <strong>la</strong> peau, le papier peint<br />
La voix de Monsieur M est monocorde. C’est<br />
l’histoire d’un homme sans visage, sans amis<br />
et sans histoires qui décède et qui <strong>la</strong>isse derrière<br />
lui des dizaines de petits carnets dans<br />
lesquels il a rigoureusement noté et consigné<br />
les faits et gestes de sa vie ordinaire. Les deux<br />
réalisateurs, Isabelle Berteletti et Laurent<br />
Cibien choisissent pour reconstituer <strong>la</strong> routine<br />
obsessionnelle de ce vieux garçon, cartographe<br />
à l’Institut Géographique National, de<br />
mettre en scène l’année 1968, l’année, paradoxalement,<br />
de tous les bouleversements.<br />
Choqué par les événements, grèves et manifestations<br />
qui désorganisent l’ordre social,<br />
Monsieur M tombe ma<strong>la</strong>de. Il est sur le point<br />
d’en faire une jaunisse. Tout repose sur <strong>la</strong><br />
confluence et le déca<strong>la</strong>ge entre ordre et désordre,<br />
entre image et son, entre passé de l’image<br />
d’archive et présent de <strong>la</strong> reconstitution.<br />
La pathologie obsessionnelle de Monsieur M,<br />
rasant les murs et habitant avec ses parents,<br />
nous est familière. Le film travaille à <strong>la</strong> faire<br />
exister sans représentation spécifique ou<br />
incarnée du personnage. Ce qui prime, ce sont<br />
les surfaces comme autant de projections de<br />
<strong>la</strong> perception à l’œuvre : le mur, <strong>la</strong> page du carnet<br />
sur <strong>la</strong>quelle vient s’inscrire une écriture<br />
fine et régulière, le papier peint terni au motif<br />
papillon, les anfractuosités de <strong>la</strong> peau vue de<br />
près au moment où elle attend l’intrusion<br />
d’une aiguille salvatrice. Autant de très gros<br />
p<strong>la</strong>ns qui traduisent une perception étriquée<br />
et myope du réel, comme si le repli sur les<br />
détails du monde pouvait constituer une attitude<br />
protectrice face aux grands bouleversements<br />
et soubresauts qui l’assaillent. Nous<br />
avons tous éprouvé le moment où l’obsession<br />
se fait rassurante.<br />
<strong>la</strong> carte de géographie, une autre surface,<br />
un autre temps<br />
L’anonymat de Monsieur M permet à chacun<br />
d’entre nous de se retrouver en lui. Nous vivons<br />
tous les grands événements historiques de<br />
notre temps par le petit bout de <strong>la</strong> lorgnette.<br />
Même à l’heure de <strong>la</strong> médiatisation et de <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion<br />
vitesse grand v des informations, nous<br />
n’avons des événements qu’une vue partielle,<br />
individuelle et particulière.<br />
Mai 1968, ce sont les actualités que Monsieur<br />
M regarde à <strong>la</strong> télévision le soir, images devenues<br />
après coup images d’archives. Mai 1968,<br />
c’est <strong>la</strong> crise de <strong>la</strong> vésicule qui se déclenche en<br />
lui. Mai 1968, c’est <strong>la</strong> grève de l’IGN votée<br />
jusqu’au 5 juin. L’invasion de <strong>la</strong> Tchécoslovaquie,<br />
c’est le jour où Monsieur M et mère changent<br />
<strong>la</strong> décoration du salon. Nous en sommes tous<br />
là de notre rapport aux événements. Comment<br />
appréhende-t-on un événement ? Comment<br />
vivre un événement ? Serait-il autre chose que<br />
des images qui viennent se frotter à notre vie<br />
dans tout ce qu’elle a de plus banal et de plus<br />
ordinaire ?<br />
Les employés de l’IGN sont filmés en train de<br />
travailler. Des images en noir et b<strong>la</strong>nc retracent<br />
les techniques d’hier : à partir de photos<br />
aériennes, le cartographe sélectionne certains<br />
éléments. Un stylet, rattaché mécaniquement<br />
autour du monde 63