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sont et ils le disent d’une manière très belle.<br />

Mais pour moi, il était hors de question de faire<br />

du cinéma direct.<br />

Rejetez-vous le principe même<br />

du cinéma direct ?<br />

Non, en fait j’aime beaucoup le regarder mais<br />

je n’aime pas le faire. La responsabilité que<br />

l’on prend vis-à-vis des gens qu’on filme me<br />

met très mal à l’aise. Même si j’avais réussi à<br />

convaincre quelques travailleurs de prendre le<br />

risque de témoigner face à <strong>la</strong> caméra, je n’aurais<br />

pas voulu travailler en cinéma direct. C’est un<br />

dispositif qui risque de nous conduire les uns<br />

et les autres dans un endroit où nous n’avons<br />

pas décidé d’aller. De plus, je crains de ne pas<br />

parvenir à capter quelque chose d’intéressant,<br />

d’être dans une forme de portrait hagiographique<br />

un peu benêt. Il faut admettre que le<br />

cinéma fonctionne, quoiqu’on dise, dans une<br />

mise en scène de <strong>la</strong> cruauté.<br />

Est-ce le réalisateur qui est cruel<br />

ou <strong>la</strong> réalité qu’il filme ?<br />

Ce qui fait un film, c’est <strong>la</strong> cruauté du monde.<br />

Le cinéma est un art du récit et le récit se bâtit<br />

sur des obstacles et des dépassements. En<br />

fiction, ça ne pose pas de problème mais en<br />

documentaire, ça me fait peur. Je n’aime pas<br />

prendre un engagement vis-à-vis des gens si<br />

je ne suis pas sûre d’être en mesure de le tenir.<br />

J’ai très peur pour les gens que je filme. Dans<br />

ce film, il ne s’agissait pas de raconter l’histoire<br />

d’une personne mais celle de tous, car ils<br />

racontaient tous <strong>la</strong> même histoire. Ils étaient<br />

tous pris dans un destin qui leur paraissait<br />

sans échappatoire.<br />

Est-ce ainsi que vous en êtes venue<br />

à une écriture chorale ?<br />

Oui, l’histoire que je vou<strong>la</strong>is raconter était celle<br />

de tous ces travailleurs, pris dans une multitude<br />

d’usines à <strong>la</strong> fois. Dès le départ, je savais<br />

que je ne pourrais pas tourner dans une seule<br />

usine car je n’aurais jamais pu convaincre un<br />

directeur d’abattoir de me <strong>la</strong>isser tourner en<br />

totale liberté avec ses ouvriers pendant quinze<br />

jours dans ses locaux ! Au total, nous avons<br />

tourné à l’intérieur de huit usines, auxquelles<br />

s’ajoutent six ou sept autres usines pour les<br />

extérieurs. Les tournages étaient toujours très<br />

brefs. Nous allions à <strong>la</strong> pêche sans repérage,<br />

au début sans savoir du tout ce que nous trouverions.<br />

Après, avec le temps, comme toutes<br />

ces usines sont organisées sur le même modèle,<br />

nous parvenions à anticiper.<br />

Certaines scènes de travail à <strong>la</strong> chaîne<br />

sont dignes des Temps modernes.<br />

Comment se passent les tournages<br />

à l’intérieur des usines ?<br />

Pendant les tournages, nous sommes toujours<br />

accompagnés par un cadre de l’usine qui<br />

contrôle nos images. Je suis obligée de jouer<br />

un jeu qui brouille un peu les cartes afin que<br />

l’opérateur puisse tourner avec plus de liberté.<br />

Mon chef opérateur, qui est aussi mon compagnon,<br />

a le talent de se rendre invisible ! Mais nous<br />

travaillons nécessairement en pirates. Lorsque<br />

j’enseigne le documentaire, que ce soit à <strong>la</strong><br />

fac, à Lussas, au GREC, j’insiste sur le fait que<br />

filmer est une expérience partagée avec les gens<br />

qu’on filme. Mais moi-même, pour embrasser<br />

ce sujet, j’ai dû mettre entre parenthèses un<br />

certain nombre de normes théoriques et<br />

morales que j’enseigne. Ce<strong>la</strong> me met dans une<br />

situation très désagréable. Si vous annoncez<br />

au directeur d’une usine un sujet sur <strong>la</strong> souffrance,<br />

vous n’y entrerez jamais. Il ne s’agit pas<br />

non plus de mettre en danger dans son emploi<br />

le cadre qui nous accompagne. La solution est<br />

de rendre les images tout à fait anonymes.<br />

Aucun indice ne permet de savoir où tel p<strong>la</strong>n a<br />

été tourné.<br />

Comment ont été é<strong>la</strong>borés les textes<br />

qu’on entend en off ?<br />

D’emblée, en écoutant les ouvriers parler de<br />

leur vie, j’ai été saisie par <strong>la</strong> beauté de leur <strong>la</strong>ngage,<br />

j’ai perçu une parole poétique sur le réel.<br />

Il suffisait de <strong>la</strong> mettre par écrit pour que ce<strong>la</strong><br />

devienne de <strong>la</strong> littérature. J’ai commencé dans<br />

diverses usines par enregistrer en son seul<br />

quatre-vingts entretiens que j’ai tout de suite<br />

retranscrits. A partir de là, j’ai fait un travail de<br />

montage et de réécriture. La deuxième étape<br />

consistait à monter, à condenser comme dans<br />

un a<strong>la</strong>mbic, à décanter mais en m’interdisant<br />

d’inventer. Par ma formation, je suis monteuse.<br />

C’est peut-être ce qui explique mon ma<strong>la</strong>ise<br />

vis-à-vis du cinéma direct car le montage est<br />

<strong>la</strong> réécriture du réel. Il y a tout de même dans<br />

le film quelques moments de cinéma direct<br />

comme l’interview du tueur de porcs. Nous<br />

l’avions tournée dans un abattoir pour le précédent<br />

film et ce monsieur étant parti à <strong>la</strong> retraite<br />

depuis longtemps, il ne risquait plus rien. Mais<br />

le projet du film ne pouvait pas reposer entièrement<br />

sur une série de petits miracles.<br />

La parole ouvrière vous a paru poétique.<br />

De quel point de vue ?<br />

Quand on sait très bien où l’on en est, qu’on est<br />

très centré sur ce qu’on veut dire, le <strong>la</strong>ngage en<br />

un sens dépasse <strong>la</strong> pensée. Par exemple, un<br />

homme me dit : “Non, je n’ai pas gardé de re<strong>la</strong>tion<br />

intime avec <strong>la</strong> vo<strong>la</strong>ille.” C’était en réponse<br />

à ma question : “Est-ce que vous avez gardé<br />

des amis ?” Ce<strong>la</strong> dit beaucoup sur cette re<strong>la</strong>tion<br />

intime avec <strong>la</strong> chair. J’ai trouvé que, particulièrement<br />

dans le secteur de <strong>la</strong> vo<strong>la</strong>ille,<br />

cette re<strong>la</strong>tion avait quelque fois un côté obscène,<br />

toute cette chair rose avec ces trous<br />

béants, cette accumu<strong>la</strong>tion de viscères…<br />

Vos principes de mise en scène<br />

avec très peu de sons synchrones se sont-ils<br />

tout de suite imposés ?<br />

Oui, je vou<strong>la</strong>is que <strong>la</strong> voix off soit déconnectée<br />

de <strong>la</strong> personne qu’on voit à l’image. Mais au<br />

montage, ça nous a posé beaucoup de problèmes.<br />

J’ai travaillé avec un monteur très<br />

expérimenté mais il nous a fallu plusieurs<br />

semaines pour empêcher que <strong>la</strong> parole absorbe<br />

le visage, pour empêcher que le spectateur<br />

attribue automatiquement les mots entendus<br />

à <strong>la</strong> personne filmée, ce qui aurait été une trahison<br />

insupportable. Il fal<strong>la</strong>it trouver une écriture<br />

qui fasse sentir que <strong>la</strong> voix n’appartient pas à<br />

cette personne qu’on voit mais à une personne<br />

qui lui ressemble. Notre travail avec les comédiens<br />

a aussi été très difficile car je ne vou<strong>la</strong>is<br />

pas non plus qu’on sente que cette voix avait<br />

été réécrite.<br />

autour du monde 61

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