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Regard sur <strong>la</strong> folie<br />
La Fête prisonnière<br />
1961, 47', noir et b<strong>la</strong>nc, documentaire<br />
réalisation : Mario Ruspoli<br />
production : Argos Films<br />
L’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère)<br />
fut d’abord un monastère puis une prison.<br />
En l’ouvrant pour <strong>la</strong> première fois à une équipe<br />
de cinéma, les psychiatres et les infirmiers<br />
entendent montrer que l’hôpital est avant<br />
tout une communauté humaine, organisée<br />
pour <strong>la</strong> guérison de personnes plus fragiles<br />
que les autres. L’originalité du film qui<br />
présente quelques aspects des thérapies<br />
est surtout de donner généreusement<br />
<strong>la</strong> parole à des ma<strong>la</strong>des.<br />
Après un carton liminaire qui invite<br />
à suspendre son jugement sur les fous,<br />
une longue citation d’Antonin Artaud met<br />
le spectateur de p<strong>la</strong>in-pied avec<br />
cet “effondrement central de l’âme”<br />
dont le ma<strong>la</strong>de souffre. A titre d’exemple<br />
des thérapies, le film montre un entretien<br />
conduit par le psychiatre Roger Gentis,<br />
des ateliers ouvriers (vannerie, cordonnerie,<br />
imprimerie…) et <strong>la</strong> grande réunion<br />
hebdomadaire où s’é<strong>la</strong>bore le “journal”.<br />
Mais au vu des images tournées par l’équipe<br />
de Mario Ruspoli, le collectif des psychiatres<br />
se remet lui-même en question.<br />
Le directeur François Tosquelles (un des pères<br />
de <strong>la</strong> psychothérapie institutionnelle)<br />
s’interroge sur <strong>la</strong> vocation de ce film qui ne doit<br />
pas être “une propagande pour l’hôpital”.<br />
La séquence finale intitulée La Fête<br />
prisonnière fonctionne de manière assez<br />
autonome. Elle a été tournée à l’occasion<br />
de <strong>la</strong> kermesse annuelle du vil<strong>la</strong>ge,<br />
“fête triste” où tous les habitants se mêlent<br />
– ma<strong>la</strong>des ou non – dans une belle égalité.<br />
E.S.<br />
et l’empêchent de vivre, parce qu’elle n’arrive<br />
pas à se les expliquer. Gentis ne <strong>la</strong>isse pas le<br />
silence s’installer et, changeant de registre,<br />
poursuit aussitôt : “Comment vous expliquez<br />
toutes ces persécutions ?” Ce<strong>la</strong> pourrait sembler<br />
une fausse question, faite pour que <strong>la</strong><br />
ma<strong>la</strong>de exprime ce dont elle n’a pas conscience<br />
mais dont lui, le médecin, saura se servir.<br />
Pourtant, en posant le fait d’une souffrance et<br />
<strong>la</strong> tentative de l’expliquer sous <strong>la</strong> forme d’une<br />
question, Gentis s’adresse bien à B<strong>la</strong>nche pour<br />
dire conjointement deux ordres de réalité : en se<br />
mettant à sa p<strong>la</strong>ce, il reconnaît cette souffrance<br />
sans explication qui <strong>la</strong> rend nécessairement<br />
victime ; depuis sa propre p<strong>la</strong>ce de médecin, il<br />
suscite une première distinction entre cette<br />
souffrance et ce qui pourrait l’expliquer.<br />
Le p<strong>la</strong>n fixe traduit l’évidence mais aussi <strong>la</strong> difficulté<br />
de cet échange de paroles. La caméra<br />
est installée perpendicu<strong>la</strong>irement au lit, à <strong>la</strong><br />
seule p<strong>la</strong>ce possible pour avoir les deux personnages<br />
à part égale dans le champ. Mais du<br />
fait de leur position – B<strong>la</strong>nche, allongée de<br />
profil, devant Gentis assis de trois quarts –<br />
l’espace qui les sépare occupe le centre de<br />
l’image dans sa profondeur. A plusieurs reprises,<br />
il figure une distance infranchissable où les<br />
paroles confuses de B<strong>la</strong>nche comme celles trop<br />
articulées de Gentis se perdent. Pour voir l’autre,<br />
chacun doit baisser ou lever les yeux ; souvent<br />
leurs regards s’absentent. Pourtant, ce vide est<br />
aussi un espace <strong>la</strong>issé libre où les paroles<br />
comme les regards peuvent se croiser. Le cadre,<br />
comme s’il résultait d’un zoom préa<strong>la</strong>ble sur<br />
les personnages, produit <strong>la</strong> même impression<br />
contradictoire de proximité et d’éloignement.<br />
Dans cette scène, il est question de distance,<br />
de p<strong>la</strong>ce à trouver. B<strong>la</strong>nche ne cesse de parler<br />
de sa peur de tomber, de sa recherche d’un<br />
point d’appui. Gentis, mal assis au bord du lit,<br />
recourt aux mêmes images pour lui répondre.<br />
A trois reprises au moins, une communication<br />
s’établit entre eux par ce biais. Ce sont aussi<br />
les moments où, dans l’image, se révèle qu’une<br />
caméra est en train de filmer. Plus loin dans le<br />
film, on verra l’équipe de tournage lors d’une<br />
réunion entre médecins et ma<strong>la</strong>des, puis le<br />
magnétophone sur lequel les premiers écoutent<br />
les paroles des seconds, enregistrées par les<br />
cinéastes. Mais seule cette première scène<br />
met véritablement en écho ce qui se passe de<br />
part et d’autre du cadre.<br />
Premier moment : dans le cadre, apparaît en<br />
amorce le visage d’une bonne sœur masquant<br />
un temps Gentis et B<strong>la</strong>nche qui continuent à<br />
parler. On peut y lire un “effet de réel” : <strong>la</strong> caméra<br />
enregistre sans interférer, on passe devant<br />
comme si elle n’était pas là. Pourtant, un sourire<br />
semble brièvement s’esquisser sur le visage<br />
de <strong>la</strong> bonne sœur, un peu gênée d’entrer dans<br />
le champ – même si on le lui a peut-être permis,<br />
elle sait qu’on <strong>la</strong> verra. En faisant obstacle à<br />
notre regard, <strong>la</strong> bonne sœur révèle <strong>la</strong> présence<br />
de <strong>la</strong> caméra. Quand elle ressort du champ,<br />
Gentis est parvenu à établir avec B<strong>la</strong>nche<br />
qu’elle cherche “quelque chose de solide” parce<br />
qu’elle ne sait pas bien où elle en est.<br />
Deuxième moment : “ces choses contradictoires”<br />
évoquées par Gentis “<strong>la</strong> retournent” dit<br />
B<strong>la</strong>nche, tandis qu’elle se tourne effectivement<br />
vers <strong>la</strong> caméra pour désigner “des dames”.<br />
Alors Gentis lui aussi lève pour <strong>la</strong> première fois<br />
les yeux dans cette direction. Ni l’un ni l’autre<br />
ne regardent directement l’objectif, mais surgit<br />
alors le hors champ de <strong>la</strong> scène, où se trouve<br />
aussi l’équipe de tournage. Quand Gentis lui<br />
demande si elle connaît tous ces gens, elle lui<br />
répond qu’elle le connaît lui, qu’il est “Pralon”. Il<br />
sourit d’abord de ce retournement de situation,<br />
avant de préciser qu’elle ne l’a pas appelé de ce<br />
nom tout à l’heure. C’est le moment où B<strong>la</strong>nche<br />
se nomme (“Et moi je m’appelle B<strong>la</strong>nche”). Sa<br />
voix se serre. Les <strong>la</strong>rmes qui montent l’empêchent<br />
de poursuivre. Puis, elle s’adresse à lui,<br />
devenu peut-être son mari ou son fils : “Je t’en<br />
prie Jean, j’aime mieux partir que de rester ici.”<br />
Gentis a alors ce geste de lui caresser les cheveux,<br />
penché comme sur le berceau d’une<br />
enfant, et il essuie ses <strong>la</strong>rmes avec un bout de<br />
drap. “Vous ne voulez pas qu’on parle de ce<strong>la</strong>,<br />
vous avez bien raison.” Cet accord silencieux<br />
permet de re<strong>la</strong>ncer le dialogue : “Et de quoi<br />
vous voulez parler alors ?”<br />
A voir<br />
David Benassayag est codirecteur du centre<br />
d’art Le Point du Jour à Cherbourg :<br />
lepointdujour.eu<br />
86 images de <strong>la</strong> culture