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justement, en fut privé 27 années durant –<br />
l’absence de son visage restitue cette béance,<br />
qui est justement celle d’une vie de cinéaste<br />
menée au risque des films et des images<br />
même : “Je devais avoir à peu près 200 heures<br />
de film, nous dit Adachi. Tout ce qui me restait,<br />
je l’ai perdu en 1982, alors que tout Beyrouth<br />
était bombardé […]. Je regrette beaucoup<br />
d’avoir perdu ces images. Les gens de l’Armée<br />
Rouge Japonaise ont vu une partie de ce que<br />
j’avais filmé, et m’ont dit que je ne filmais que<br />
des choses bizarres, ils b<strong>la</strong>guaient et disaient :<br />
j’ai compris, à <strong>la</strong> fin tu dirais voilà ce qu’est le<br />
cinéma et tu termineras sur un gros p<strong>la</strong>n d’une<br />
p<strong>la</strong>nte de pied. Je me souviens juste de cette<br />
b<strong>la</strong>gue, et pour le reste, je ne peux que penser<br />
que ça n’a pas existé.”<br />
Là où Baude<strong>la</strong>ire semble trop loin pour filmer<br />
ceux qui parlent, Grandrieux voudrait au<br />
contraire aller si près d’Adachi qu’il puisse<br />
l’entendre penser, comme le suggère l’ouverture<br />
de son film : son monologue chuchoté et<br />
rhapsodique permet d’entendre un Adachi<br />
inconnu, loin du militant ou du théoricien que<br />
ses textes révèlent volontiers. Resurgit le surréaliste<br />
qu’il a toujours voulu être depuis sa<br />
découverte d’André Breton, au tournant des<br />
années 1950-1960. Bien sûr on retournera au<br />
Liban, au moins en paroles, mais <strong>la</strong> méthode<br />
de Grandrieux est tout autre que celle de Baude<strong>la</strong>ire.<br />
En ce sens leurs films, parfaitement<br />
indépendants l’un de l’autre, sont tout aussi<br />
parfaitement complémentaires. Ici encore<br />
l’image fait problème. Ou plutôt entend-elle<br />
dépasser son régime commun d’apparition,<br />
pour se faire relevé d’intensités, courbes isothermes,<br />
diagrammes des souffles et du dép<strong>la</strong>cement<br />
des masses d’air : tout ce qu’un corps<br />
modifie dans son environnement immédiat –<br />
ces pièces confinées où il recueille <strong>la</strong> parole<br />
d’Adachi, ces espaces ouverts, parfois saturés<br />
par <strong>la</strong> foule, au milieu de <strong>la</strong>quelle il enregistre<br />
l’anomalie de sa présence, mais aussi cet<br />
espace qu’un corps flouté révèle au plus près<br />
de soi, cette zone infime et indistincte où ses<br />
limites, son épiderme se font poreux. Grandrieux<br />
à <strong>la</strong> recherche d’un en-deçà de l’image,<br />
qui révèle davantage que l’image même. Non<br />
pas son envers mais son épaisseur, là où elle<br />
se fait vibrations, là où elle apparaît, justement,<br />
au risque d’elle-même. Adachi = image(s). M. C.<br />
1 Adachi Masao, Eiga/Kakumei,<br />
Kawade shobô shinsha, Tôkyô, 2003.<br />
2 Masao Adachi, Le Bus de <strong>la</strong> révolution passera<br />
bientôt près de chez toi – Ecrits sur le cinéma,<br />
<strong>la</strong> guéril<strong>la</strong> et l’avant-garde (1963-2010), Ed. Rouge<br />
profond, coll. Raccords, 2012. Tous mes remerciements<br />
à Nicole Brenez pour m’avoir communiqué<br />
<strong>la</strong> traduction de cette citation.<br />
3 Matsuda Masao, Eizô Fûkei Gengo [Image<br />
Paysage Langage], Fûkei no shimetsu [L’Extinction<br />
du paysage], Tabata shoten, Tôkyô, 1971, p. 107 sq.<br />
Les Maisons de feu<br />
Films retenus par <strong>la</strong> commission<br />
Images en bibliothèques<br />
Dans L’Anabase de May et Fusako Shigenobu…,<br />
Eric Baude<strong>la</strong>ire ne cherche pas à tracer un récit<br />
linéaire ; ce sont au contraire des fragments,<br />
des strates de mémoire, de souvenirs qui<br />
remontent, désordonnés. Et son travail formel<br />
s’en imprègne. Comme pour tout c<strong>la</strong>ndestin,<br />
l’apparence n’est ici que pour mieux dissimuler.<br />
Les scènes, les décors sont souvent flous,<br />
tremblotants, s’évanouissent à l’improviste,<br />
comme une mémoire défail<strong>la</strong>nte, incapable<br />
de se fixer ou de se situer ; on a parfois du mal<br />
à différencier si ce sont des images de Tokyo<br />
ou de Beyrouth que l’on parcourt sans boussole.<br />
De temps en temps, les extraits de films<br />
tournés par Adachi, ou des archives télévisées,<br />
nous rappellent brusquement que tout ce<strong>la</strong><br />
fut bien réel. Derrière ce rideau d’images<br />
se tiennent les deux personnages principaux<br />
de cette histoire ; leurs récits sont parallèles<br />
et semblent ne jamais se joindre ; et l’on met<br />
du temps à comprendre que Masao a fait office<br />
de père pour May. Comme si <strong>la</strong> règle du silence<br />
avait été tellement intégrée que leurs années<br />
passées ensemble s’étaient à leur tour<br />
dissoutes. Les images sur lesquelles se posent<br />
leurs voix sont comme le décor de leur mémoire<br />
défail<strong>la</strong>nte et témoignent de <strong>la</strong> difficulté<br />
de dénouer le passé, a fortiori un passé<br />
c<strong>la</strong>ndestin. Le cinéaste nous convie de fort belle<br />
manière à cette quête tragique de renouer avec<br />
une identité morcelée, celle d’une génération<br />
condamnée à l’isolement et à <strong>la</strong> solitude.<br />
Jean-Marc Lhommeau<br />
(Bibliothèque municipale, Le Plessis-Trévise)<br />
Le film Il se peut que <strong>la</strong> beauté ait renforcé<br />
notre résolution de Philippe Grandrieux a<br />
aussi été sélectionné par <strong>la</strong> commission<br />
Images en bibliothèques.<br />
Japon, les années rouges<br />
2001, 53', couleur, documentaire<br />
réalisation : Michaël Prazan<br />
production : Kuiv Productions, Arte France<br />
participation : <strong>CNC</strong>, Procirep<br />
En 1968, le Japon connaît un mouvement<br />
étudiant de grande ampleur contre <strong>la</strong> guerre<br />
du Vietnam et pour des réformes<br />
de l’université. Faute de débouchés politiques,<br />
une minorité révolutionnaire se radicalise<br />
dans <strong>la</strong> lutte armée. Alors que <strong>la</strong> branche<br />
intérieure de l’Armée rouge rongée<br />
par <strong>la</strong> violence sectaire sombre dès 1972,<br />
<strong>la</strong> branche internationale dirigée par Fusako<br />
Shigenobu épouse <strong>la</strong> cause palestinienne<br />
et poursuit des attentats jusqu’en 1988.<br />
Tourné en 2001, au lendemain de l’arrestation<br />
de Fusako Shigenobu, <strong>la</strong> dernière dirigeante<br />
en cavale, le film retrace <strong>la</strong> tragique dérive<br />
des étudiants révolutionnaires en s’appuyant<br />
sur les témoignages d’anciens militants.<br />
La plupart portent un regard critique<br />
sur un mouvement qui, parti d’une base <strong>la</strong>rge<br />
et démocratique, s’est fourvoyé dans<br />
<strong>la</strong> violence minoritaire. Le point de non-retour<br />
fut atteint au Japon lorsque <strong>la</strong> police<br />
découvrit en février 1972 près du chalet<br />
d’Asama où le dernier carré de l’organisation<br />
s’était réfugié, les corps de 14 militants<br />
torturés et assassinés par leurs pairs.<br />
A l’étranger, l’Armée rouge japonaise,<br />
rejoignant d’autres fractions armées,<br />
s’illustra par plusieurs détournements<br />
d’avions et en mars 1972 par un sang<strong>la</strong>nt<br />
attentat suicide à l’aéroport de Tel Aviv.<br />
La violence de cette époque, comme<br />
le rappelle le cinéaste Masao Matsuda,<br />
s’exprimait aussi dans une abondante<br />
contre-culture “pink” au cinéma, au théâtre<br />
et dans <strong>la</strong> bande dessinée. E. S.<br />
20 images de <strong>la</strong> culture