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Paintings de Robert Rauschenberg : “[Elles]<br />
étaient des aéroports pour les lumières,<br />
les ombres, les particules.” Ce que Cage<br />
est allé puiser entre autre chez Duchamp,<br />
Laszlo Moholy-Nagy ou Rauschenberg,<br />
c’est l’idée que le tableau est en interaction<br />
avec l’espace qui l’environne. Le b<strong>la</strong>nc,<br />
ce n’est pas une absence d’image, mais<br />
une surface sur <strong>la</strong>quelle passe <strong>la</strong> lumière,<br />
comme dans sa pièce célèbre 4'33'',<br />
où un interprète s’assoit devant un piano<br />
durant 4'3'' sans rien jouer ; le silence<br />
est un moyen de faire entendre les bruits<br />
qui circulent dans <strong>la</strong> salle.<br />
J.-J.P. : Oui, Rauschenberg, Robert Ryman…<br />
les correspondances avec les peintres de<br />
l’époque sont apparues après tournage. Certaines<br />
images, comme celles des avions, ont<br />
été tournées bien avant le projet de film. Si je<br />
me suis empressé de filmer ces murs b<strong>la</strong>ncs,<br />
c’est qu’ils avaient une granu<strong>la</strong>tion, une matière<br />
qui m’intéressaient. Le film a été projeté dans<br />
des conditions très variables, parfois même<br />
sur des murs, ce qui ajoute encore de <strong>la</strong> matière.<br />
Les plus belles projections ont toujours eu lieu<br />
dans des endroits qui n’étaient pas prévus à cet<br />
effet. Sous une tente d’un cirque, par exemple,<br />
à l’emp<strong>la</strong>cement du jardin d’Eole [Paris, 19ème<br />
arr.] sur une toile plus ou moins tendue. On<br />
entendait tous les sons de <strong>la</strong> ville, les trains<br />
qui passaient juste à côté. La bande son s’en<br />
trouvait enrichie, comme il le fal<strong>la</strong>it vis-à-vis<br />
de Cage, qui a pu déc<strong>la</strong>rer qu’il a plus de p<strong>la</strong>isir<br />
à écouter le bruit de <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion en bas de son<br />
immeuble qu’à écouter Mozart ou Beethoven.<br />
C’est l’école d’où nous venons, celle du sonore,<br />
des sons concrets, des sons de <strong>la</strong> ville…<br />
Dans l’interview dont vous parlez –<br />
que l’on trouve sur Youtube [John Cage about<br />
silence], Cage dit qu’aujourd’hui le silence<br />
c’est le bruit de <strong>la</strong> circu<strong>la</strong>tion. Ce<strong>la</strong> renvoie<br />
à l’expérience qu’il a faite dans un caisson<br />
insonorisé au début des années 1950.<br />
Dans ce caisson, Cage qui croyait trouver<br />
le silence, pouvait encore entendre<br />
les battements de son cœur, sa respiration.<br />
Il en a conclu que le silence n’était pas<br />
une absence de son, mais l’ensemble<br />
des sons non-intentionnels. La rumeur que<br />
l’on entend dans votre film, par conséquent,<br />
c’est du silence.<br />
E.C. : Oui, mais un silence organisé.<br />
J.-J.P. : C’est <strong>la</strong> rumeur de <strong>la</strong> ville de Paris. Il y a<br />
un seul petit rajout musical dans le film, une<br />
pièce pour guitare électrique composée l’année<br />
d’avant, lors de <strong>la</strong> séquence de l’endormissement.<br />
Elle génère une sorte de fréquence légèrement<br />
hypnotique, puis remonte au moment<br />
des avions, avant de s’interrompre. Mais autrement<br />
ce sont des bruits de <strong>la</strong> ville, on entend<br />
des chansons au loin, de l’activité. J’ai choisi<br />
de les p<strong>la</strong>cer à certains moments plutôt qu’à<br />
d’autres. J’aime que les sons restent à <strong>la</strong> limite<br />
du perceptible. Parfois, c’est quand ils s’arrêtent<br />
que l’on s’aperçoit qu’il y avait quelque chose.<br />
Le fait de venir du son a-t-il une influence<br />
sur votre manière de concevoir l’image ?<br />
J.-J.P. : La manière dont je travaille le flux des<br />
images vient directement de mes expériences<br />
de composition. Dans ce cas précis, quatre<br />
éléments se superposent : <strong>la</strong> voix d’Eve, le sens<br />
du texte, le son et les images. Si l’une des quatre<br />
couches donne l’impulsion, ce n’est pas nécessaire<br />
de <strong>la</strong> surligner sur les trois autres. En<br />
revanche, s’il y a une baisse de tension, il faut<br />
qu’une des quatre couches re<strong>la</strong>nce l’attention.<br />
Comme dans un quatuor où les violons, le violoncelle<br />
et l’alto ont chacun une partition, ils<br />
se suivent, se croisent, s’unissent, se séparent.<br />
Conférence sur rien est une apologie<br />
de <strong>la</strong> structure. Cage expose <strong>la</strong> structure<br />
du texte au fur et à mesure qu’il progresse.<br />
Il dit aussi avoir emprunté <strong>la</strong> structure<br />
de ses compositions de l’époque, Sonates<br />
et interludes pour piano préparé.<br />
La conférence est une pièce musicale confiée<br />
à l’interprétation du lecteur. Comment avezvous<br />
préparé votre interprétation ?<br />
E.C. : J’ai fait un découpage au niveau du souffle<br />
pour pouvoir traverser physiquement le texte. Je<br />
m’étais mis des annotations comme un pianiste<br />
peut en écrire sur une partition, en plus de<br />
celles du compositeur. Non seulement pour <strong>la</strong><br />
respiration, mais pour prévenir les changements<br />
d’état. Pour <strong>la</strong> séquence d’hypnose, il fal<strong>la</strong>it<br />
entrer dans un état particulier, pour transmettre<br />
<strong>la</strong> sensation à l’autre. Ce<strong>la</strong> demande une grande<br />
attention, au mot près, à toutes les petites<br />
nuances, à tous les glissandos de cette partielà.<br />
Si Cage associe parfois des idées de manière<br />
assez brutale, à ce moment-là de <strong>la</strong> pièce on<br />
plonge dans un bain. C’est une histoire de durée.<br />
Il arrive à étirer ce passage jusqu’au point où<br />
l’on peut atteindre le vertige.<br />
Avez-vous suivi les indications de Cage ?<br />
La transcription typographique des silences,<br />
par exemple.<br />
E.C. : J’ai essayé de faire entendre le texte,<br />
entendre au sens de l’entendement, que ce<strong>la</strong><br />
touche aussi l’esprit. L’indication <strong>la</strong> plus forte<br />
de Cage, c’est qu’une fois que l’on a dit les trois<br />
premiers mots : je suis ici, il faut conserver le<br />
même tempo. Les silences, le vide, font partie<br />
du processus d’entendement. C’est un espace<br />
qui sert à se recharger, le rien étant comme un<br />
moteur. Les espaces typographiques doivent<br />
être respectés dans <strong>la</strong> mesure où ils ouvrent<br />
des possibilités de projection pour l’auditeur.<br />
Je les ai donc pris en compte. Sachant que<br />
dans l’oralité, il y a des choses que j’ai liées à<br />
Conférence sur rien<br />
2002, 52', couleur, documentaire<br />
réalisation et production : Jean-Jacques Palix<br />
texte : John Cage<br />
traduction et interprétation : Eve Couturier<br />
En 1949, John Cage donne une conférence<br />
à l’Artist’s Club de New York. Son texte,<br />
Lecture on Nothing, adopte <strong>la</strong> structure<br />
de ses récentes compositions musicales.<br />
C’est à <strong>la</strong> fois un manifeste artistique et<br />
une expérience d’écoute proche de l’hypnose.<br />
De <strong>la</strong> traduction et de l’interprétation<br />
d’Eve Couturier, Jean-Jacques Palix a tiré<br />
un film qui donne à entendre ce message<br />
toujours vibrant.<br />
“Je n’ai rien à dire et je le dis”. Ces paroles<br />
de John Cage, à l’ouverture de son discours,<br />
dissimulent à peine l’incroyable richesse<br />
de cette Conférence sur rien. Philosophie,<br />
musicologie, poésie, autobiographie, récit,<br />
méditation, utopie.… John Cage, cet artiste<br />
éclectique, qui ne fut pas seulement musicien,<br />
a énormément de choses à nous dire.<br />
Ou plutôt à nous faire entendre, à nous faire<br />
percevoir. Comme celle d’autres artistes<br />
du XXe siècle (Rilke, Artaud), sa réflexion<br />
a une portée éthique, voire politique : de quoi<br />
avons-nous besoin ? Où trouver <strong>la</strong> joie ?<br />
Comment aimer le monde qui nous entoure ?<br />
Par le retrait qu’il opère, <strong>la</strong> suspension du sens<br />
au profit de l’écoute, Cage ouvre un champ<br />
nouveau d’expérimentation. Eve Couturier<br />
et Jean-Jacques Palix, tous deux gens de radio,<br />
performeurs, bidouilleurs de sons et de mots,<br />
se sont engouffrés dans <strong>la</strong> brèche et d’un ciel<br />
de nuages, d’un pan de mur b<strong>la</strong>nc, ont su<br />
faire un espace où le rien dévoile ses infinies<br />
possibilités. S.M.<br />
12 images de <strong>la</strong> culture