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le deuil de l’amérique<br />

Notes à propos du film Diane Wellington d’Arnaud des Pallières, par Sylvain Maestraggi. fille ? Quelle société ne peut se reprocher de<br />

Lorsque je me suis rendu à New York pour <strong>la</strong><br />

première fois, j’ai été déçu. La ville me paraissait<br />

terriblement concrète, déglinguée. Comme<br />

une grosse machine rouillée. Elle n’avait pas <strong>la</strong><br />

magnificence, <strong>la</strong> grandeur que j’avais espérées.<br />

Ce n’est qu’en rentrant en France, en al<strong>la</strong>nt au<br />

cinéma voir un film de Scorsese (tourné en fait<br />

à Boston et non à New York) et après lui d’autres<br />

films américains, que j’ai réalisé que ce pays,<br />

ce décor, à travers lequel j’avais voyagé au<br />

cinéma toute mon enfance, n’était pas un rêve,<br />

mais existait réellement. C’est alors que s’est<br />

produit le véritable choc.<br />

Si au XVIIIe siècle, on envoyait les jeunes aristocrates<br />

ang<strong>la</strong>is en Italie pour leur faire découvrir<br />

le berceau de <strong>la</strong> culture occidentale, pour<br />

qu’après des années de lecture des textes grecs<br />

et <strong>la</strong>tins, ils se promènent dans les paysages<br />

de Virgile, d’Ovide ou de l’histoire romaine, au<br />

XXIe siècle, c’est aux Etats-Unis qu’il faudrait<br />

envoyer tout jeune Européen accomplir le Grand<br />

Tour. Quitte à provoquer une désillusion.<br />

Car il y a avec l’Amérique, comme l’annonçait<br />

Disney<strong>la</strong>nd mon vieux pays natal, un compte<br />

à régler. Dans ce film, daté de 2000, Arnaud<br />

des Pallières partait explorer le parc d’attractions<br />

de Marne-<strong>la</strong>-Vallée à <strong>la</strong> recherche d’une<br />

enfance supposée, celle à qui s’adresse l’univers<br />

de Disney, pour y rencontrer une tout autre<br />

réalité et de tout autres récits que ceux des<br />

studios américains. Que l’Amérique soit notre<br />

“vieux pays natal” signifie que nous avons<br />

grandi avec elle, imprégnés de sa mythologie<br />

portée et exportée par le cinéma, <strong>la</strong> bande<br />

dessinée, <strong>la</strong> musique. L’Amérique a bercé notre<br />

enfance. Pour <strong>la</strong> jeunesse européenne, depuis<br />

<strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale, elle représente<br />

le pays du rêve. Mais arrivés à l’âge adulte, soit<br />

que <strong>la</strong> vie nous ait conduits à cesser de rêver,<br />

soit que l’on ait appris à connaître l’histoire<br />

des Etats-Unis, on ne peut plus rêver innocemment<br />

de l’Amérique comme on en a rêvé<br />

enfant, on ne peut plus ignorer <strong>la</strong> part d’injustice,<br />

de trahison, d’intérêt qui se cache derrière ce<br />

rêve, comme derrière toute existence.<br />

C’est autour de ce moment de désillusion, de<br />

cette perte de l’innocence, que semblent tourner<br />

Diane Wellington (2010) et Poussières d’Amérique<br />

(2011) d’Arnaud des Pallières, comme<br />

avant eux son film sur Disney<strong>la</strong>nd.<br />

le rêve américain<br />

Diane Wellington et Poussières d’Amérique<br />

forment un diptyque. Les deux films ont été<br />

conçus selon <strong>la</strong> même méthode : de brefs récits<br />

à <strong>la</strong> première personne composés de phrases<br />

données à lire sur fond noir et d’images d’archives<br />

provenant des Etats-Unis, images, entre<br />

autres, de <strong>la</strong> chasse à <strong>la</strong> baleine, de l’abattage<br />

des forêts, d’interminables banlieues résidentielles<br />

et de <strong>la</strong> conquête spatiale dans Poussières<br />

d’Amérique, images d’une petite ville de<br />

province dans Diane Wellington. Récits muets,<br />

mais accompagnés d’une bande originale de<br />

Martin Wheeler, de citations musicales et<br />

d’ambiances sonores. Si Poussières d’Amérique<br />

dure près d’une heure quarante, Diane Wellington<br />

ne dure que seize minutes, et n’est constitué<br />

que d’un seul récit. Quoique antérieur, il pourrait<br />

être un fragment détaché de Poussières<br />

d’Amérique, une séquence qui n’y aurait pas<br />

trouvé sa p<strong>la</strong>ce, parce que possédant son<br />

unité propre.<br />

Les deux films re<strong>la</strong>tent l’histoire d’un crime,<br />

crimes apparentés, mais d’envergure différente.<br />

Dans Poussières d’Amérique, c’est du<br />

crime de l’histoire dont il est question : l’exploitation<br />

de <strong>la</strong> nature et le massacre des Indiens,<br />

l’héroïsme de <strong>la</strong> conquête qui prend sa source<br />

dans <strong>la</strong> violence pour se résoudre quelques<br />

siècles plus tard dans le conformisme débilitant<br />

de l’American way of life, idéal vaniteux sous<br />

lequel se rassemblent le petit propriétaire creusant<br />

sa piscine et l’astronaute qui s’envole vers<br />

<strong>la</strong> lune. Dans Diane Wellington, il s’agit d’un<br />

fait divers dont l’origine est à chercher dans<br />

les mœurs et <strong>la</strong> mentalité d’une petite ville : <strong>la</strong><br />

mort d’une jeune fille dans <strong>la</strong> solitude, oubliée<br />

par ses camarades de c<strong>la</strong>sse qui ne voyaient<br />

en elle qu’une représentante de <strong>la</strong> bourgeoisie<br />

et de leurs rêves d’ascension sociale.<br />

Mais ces crimes après tout qu’ont-ils d’exceptionnel<br />

? Qui y a-t-il là de proprement américain<br />

? Massacrer un peuple, sacrifier une jeune<br />

telles injustices ? La spécificité de ces crimes,<br />

c’est qu’ils ont le rêve pour complice, qu’ils<br />

sont le revers d’un rêve ou d’une fiction – de <strong>la</strong><br />

grande fiction américaine, du grand récit<br />

épique : le “rêve américain”, dont le cinéma,<br />

“l’usine à rêve”, s’est fait le promoteur. Certes, à<br />

travers lui, l’Amérique a toujours pris en charge<br />

sa propre critique, mais pour renouveler à<br />

chaque fois d’un vœu pieux le pacte avec sa<br />

conscience, en rappe<strong>la</strong>nt les valeurs qui <strong>la</strong><br />

fondent : liberté, égalité, succès, bonheur. Droits<br />

fondamentaux qui quand ils sont bafoués<br />

autorisent le héros de cinéma à se faire justice<br />

lui-même, à recourir à <strong>la</strong> sauvagerie pour restaurer<br />

l’ordre social. C’est <strong>la</strong> dimension cathartique<br />

du cinéma américain, faite de violence<br />

destructrice et de réconciliation. Mais l’horizon<br />

de <strong>la</strong> réconciliation – l’éternel happy ending qui<br />

viendrait couronner <strong>la</strong> “poursuite du bonheur”<br />

– appartient-il à <strong>la</strong> réalité ou à <strong>la</strong> fiction ? Et<br />

cette fiction qui voudrait purger <strong>la</strong> société de<br />

sa violence n’est-elle pas suspecte au contraire<br />

de l’exciter (que l’on pense au récent massacre<br />

d’Aurora dans une salle de cinéma), surtout si<br />

le rêve promis par <strong>la</strong> fiction ne se réalise pas, s’il<br />

se révèle être un cauchemar ou un mensonge ?<br />

souvenirs d’enfance<br />

Poussières d’Amérique s’ouvre sur le récit<br />

d’un mensonge : Christophe Colomb, qui avait<br />

promis une récompense au premier de ses<br />

marins qui verrait <strong>la</strong> terre, refuse de l’accorder<br />

au vainqueur sous prétexte qu’il l’a aperçue<br />

avant lui. Ce mensonge inaugural, le film le<br />

décline sous une multitude de petits récits qui<br />

sont autant d’histoires de résignations, de<br />

déceptions, de promesses non tenues, qui tapissent<br />

le revers du “rêve américain” : l’homme qui<br />

construit sa piscine ne veut plus de sa vie de<br />

famille une fois les travaux terminés ; <strong>la</strong> femme<br />

à qui son mari demande ce qu’elle veut pour<br />

son anniversaire répond qu’elle souhaite le<br />

divorce ; <strong>la</strong> mère qui sur son lit de mort désire<br />

se maquiller une dernière fois y renonce en<br />

contemp<strong>la</strong>nt son visage vieilli dans le miroir, et<br />

ainsi de suite.<br />

La dimension infernale de l’idéal domestique<br />

est accentuée dans Poussières d’Amérique<br />

58 images de <strong>la</strong> culture

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