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avec brio par le commentaire markérien : “On a<br />

pu dire sans exagération qu’une femme élégante<br />

se mettait du cachalot partout. Sous<br />

forme de crème pour le visage, de démaquil<strong>la</strong>nt,<br />

de rouge à lèvre, de savon, de shampoing,<br />

de bril<strong>la</strong>ntine ; un fantôme de cachalot s’attache<br />

à <strong>la</strong> journée d’une jolie femme pour<br />

rehausser sa beauté, et par ce biais, en provoquant<br />

<strong>la</strong> perdition de l’homme, prendre sa<br />

revanche sur lui.”<br />

La seconde est une sorte de stase et l’amorce<br />

de <strong>la</strong> chasse proprement dite : y est décrit l’exil<br />

long de plusieurs mois vers l’extrémité Nord-<br />

Ouest de l’île de Faial pour y attendre le passage<br />

des mammifères. Images de <strong>la</strong> vie quotidienne,<br />

des préparatifs de <strong>la</strong> chasse, de l’attente<br />

et de l’ennui, des veillées et des veilleurs perchés<br />

sur <strong>la</strong> colline à guetter le souffle des bêtes se<br />

détachant sur l’horizon marin. Coup de maître<br />

du commentaire : décrire sur ces images triviales<br />

des hommes, <strong>la</strong> vie simultanée et tout aussi<br />

quotidienne des candides baleines.<br />

La troisième partie, <strong>la</strong> plus enlevée, est consacrée<br />

à l’attaque proprement dite. Documents<br />

exceptionnels sur l’une des ultimes chasses<br />

au harpon à main, pris depuis <strong>la</strong> frêle chaloupe.<br />

Le montage, un peu confus, énergique<br />

en tout cas, tente de rendre l’extrême danger<br />

de <strong>la</strong> chasse et culmine dans le mouvement<br />

brusque d’un cachalot blessé qui manque de<br />

renverser l’esquif d’un retour de queue. Le motif<br />

de <strong>la</strong> “corrida de <strong>la</strong> mer” qui irrigue <strong>la</strong> voix off –<br />

emprunté à l’ouvrage de Ruspoli, A <strong>la</strong> recherche<br />

du cachalot – prend alors tout son sens.<br />

Ruspoli n’a peut-être pas reconnu son désir<br />

initial dans le travail de Chris Marker et d’Henri<br />

Colpi (réalisateur et monteur attitré des jeunes<br />

cinéastes de <strong>la</strong> Rive gauche, de Varda et Resnais<br />

notamment), mais indéniablement, l’habileté<br />

de <strong>la</strong> construction du film 4 et l’extrême vivacité<br />

du commentaire, caractéristique du premier<br />

cinéma de Marker (celui des films de voyage :<br />

de Dimanche à Pékin,1956, à Description d’un<br />

combat, 1960), produisent un documentaire<br />

typique de ce qu’on a appelé l’Age d’or du court<br />

métrage français. Ces courts ou moyens<br />

métrages se singu<strong>la</strong>risent par l’omniprésence<br />

du texte littéraire ; <strong>la</strong> restitution de <strong>la</strong> réalité<br />

passe essentiellement par <strong>la</strong> qualité didactique<br />

ou sensible du commentaire et l’habileté<br />

du narrateur.<br />

On imagine dès lors pourquoi Mario Ruspoli,<br />

qui a partagé longuement <strong>la</strong> vie des îliens et<br />

les risques de <strong>la</strong> chasse à <strong>la</strong> baleine, se soit<br />

d’abord trouvé réservé sur le film produit par<br />

Argos. La distance ironique, parfois lyrique (par<br />

le souci de réinscrire l’anachronisme de cette<br />

chasse dans <strong>la</strong> tradition de <strong>la</strong> lutte ancestrale<br />

de l’homme avec les éléments), qu’instaure le<br />

commentaire avec les images est sans doute<br />

trop grande – et on est plus d’une fois tenté de<br />

revoir les images de Ruspoli seules, pour<br />

constater leur force documentaire et leur qualité<br />

d’expérience rare.<br />

cinéma direct<br />

Il faut reconnaître que depuis, le cinéma direct<br />

a profondément modifié nos sensibilités. Et<br />

sans doute l’inspiration de Ruspoli aux Açores<br />

tendait déjà vers cette évidence documentaire<br />

dont il sera bientôt l’un des chantres. De fait,<br />

Ruspoli n’est rien moins que l’inventeur de l’expression<br />

de cinéma direct, qui avec le temps se<br />

substituera à celle de cinéma vérité. Il n’a pas<br />

fait que trouver <strong>la</strong> formule, il a participé activement<br />

à cette époque en réalisant, quelques<br />

mois après Chronique d’un été de Rouch et<br />

Morin, deux films relevant pleinement du<br />

genre : Les Inconnus de <strong>la</strong> terre et Regards sur<br />

<strong>la</strong> folie. A chaque fois, sur <strong>la</strong> recommandation<br />

de Dauman, il col<strong>la</strong>bore avec l’opérateur québécois<br />

de Chronique d’un été, Michel Brault,<br />

qui utilise des prototypes des caméras synchrones<br />

créées par Coutant. On retrouve Ruspoli<br />

en compagnie des Leacock, Brault, Rouch<br />

et consorts lors des débats internationaux<br />

consacrés à cette révolution du documentaire 5.<br />

Tournée avec des caméras Bell & Howell 16<br />

millimètres, l’image des Hommes de <strong>la</strong> baleine<br />

préfigurait déjà l’esprit de ce cinéma léger,<br />

proche des sujets filmés. Dans le détail, on<br />

s’étonnera – mais c’est évidemment plus facile<br />

de notre point de vue – que Colpi n’ait pas<br />

pressenti qu’il devait respecter l’intégralité de<br />

<strong>la</strong> chasse depuis <strong>la</strong> chaloupe. En alternant vue<br />

embarquée et vue extérieure, d’une barque à<br />

une autre, en restant fidèle à un découpage<br />

somme toute emprunté à <strong>la</strong> fiction narrative, il<br />

rompt l’unité d’action et le pacte documentaire<br />

– toutes choses que le cinéma direct va<br />

redéfinir comme des enjeux centraux. Ici comme<br />

dans beaucoup de documentaires de l’époque,<br />

c’est au commentaire qu’il revient d’attester <strong>la</strong><br />

véracité de l’expérience. On pressent que le<br />

tournage de Ruspoli est alors en avance sur<br />

son temps – et indéniablement <strong>la</strong> suite de son<br />

parcours milite pour cette hypothèse –, là où<br />

Colpi-Marker poursuivent les années 1950 et<br />

ne semblent pas avoir encore pleinement pris<br />

conscience de ce qui s’annonce encore indistinctement<br />

6.<br />

L’image, mais pas seulement : le son également.<br />

Aux Açores, Ruspoli s’est accompagné<br />

de Gilbert Rouget, ethnomusicologue au musée<br />

de l’Homme à Paris, pour enregistrer les chants<br />

des marins lors des veillées et les ambiances<br />

de <strong>la</strong> chasse. Ces enregistrements tiennent<br />

une p<strong>la</strong>ce capitale et précieuse dans le film, et<br />

ont même fourni <strong>la</strong> matière d’un disque : Les<br />

Derniers Baleiniers – Chants des harponneurs<br />

des Açores (Ed. Vogue – coll. musée de l’Homme).<br />

“Gilbert Rouget, au cours de mon expédition à<br />

Faial, a pu enregistrer les merveilleuses et<br />

nostalgiques chansons des Trancadors – ainsi<br />

nomme-t-on les harponneurs – et ce disque<br />

est le seul au monde à évoquer <strong>la</strong> longue<br />

attente, dans les nuits solitaires à <strong>la</strong> pointe<br />

Nord-Ouest… L’attente de <strong>la</strong> fusée matinale,<br />

signal que les souffles ont été aperçus par les<br />

guetteurs en haut des fa<strong>la</strong>ises, et que <strong>la</strong><br />

grande corrida va commencer.” (Texte de <strong>la</strong><br />

pochette, signé Mario Ruspoli).<br />

militantisme<br />

Vive <strong>la</strong> baleine n’a pas grand chose à voir avec<br />

cette histoire de cinéma direct – qu’il enjambe<br />

en quelque sorte. Composé d’après <strong>la</strong> très<br />

riche documentation recueillie par Ruspoli<br />

(gravures japonaises, peintures hol<strong>la</strong>ndaises,<br />

log-book français, photographies américaines,<br />

etc.) filmées au banc-titre, le film ne comporte<br />

qu’un petit nombre de prises de vues documentaires<br />

– dont celles consacrées aux chasseurs<br />

au harpon empruntées… aux Hommes<br />

de <strong>la</strong> baleine. Le commentaire, écrit par Marker,<br />

est à <strong>la</strong> fois ample et tragique. Il propose un<br />

parcours chronologique de l’histoire de <strong>la</strong> chasse<br />

à <strong>la</strong> baleine, des esquimaux aux navires usines,<br />

du harpon au canon à grenades. Ce texte repose<br />

sur un petit effet introductif, un enchevêtrement<br />

de voix : il débute avec une voix d’homme, professorale<br />

et savante, <strong>la</strong> voix du documentaire<br />

objectif sans doute, créditée “voix magistrale”<br />

au générique. Voix supp<strong>la</strong>ntée par instants par<br />

une présence féminine, vive et dubitative (“La<br />

jubarte, <strong>la</strong> jubarte ! Qui ressemble à Ro<strong>la</strong>nd<br />

Barthes”). Cette voix intérieure est <strong>la</strong> voix des<br />

baleines, le point de vue animal, qui confère<br />

sans doute au film sa gravité. Bien vite, on<br />

abandonne <strong>la</strong> voix magistrale pour ne suivre<br />

plus que cette voix de <strong>la</strong> baleine qui, au fond,<br />

s’adresse aux baleines – et à travers elles, à <strong>la</strong><br />

part animale de l’homme – pour leur raconter<br />

leur histoire.<br />

Vive <strong>la</strong> baleine témoigne de l’émergence de <strong>la</strong><br />

conscience écologique dans ces années 1970<br />

naissantes. La lutte militante trouve dans <strong>la</strong><br />

sauvegarde de <strong>la</strong> nature un nouveau terrain<br />

d’expression et d’exigences. Alors que <strong>la</strong> pêche<br />

industrielle a déjà provoqué <strong>la</strong> disparition de<br />

certaines espèces de baleines et en menace<br />

d’autres, le film milite pour l’application des<br />

traités internationaux. La voix intérieure, aux<br />

82 images de <strong>la</strong> culture

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