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un miracle<br />
aujourd’hui ?<br />
Notes à propos du film Life de Patrick Epapè, par Judith Abensour.<br />
Une jeune femme vêtue d’une robe rose vif et<br />
d’un bustier à paillettes enfile des cuissardes<br />
à <strong>la</strong>cets de cuir noir. C’est Ida. Les murs de sa<br />
chambre sont tapissés de papier peint fleuri.<br />
Regard captivé par une image neigeuse de<br />
téléviseur mal réglé, son off d’un personnage<br />
de soap opera : “Je propose qu’on lève un toast<br />
pour tous les héros oubliés de ce monde !” Le<br />
doub<strong>la</strong>ge en version française est caricatural,<br />
<strong>la</strong> musique sirupeuse. Dans <strong>la</strong> bouche du bellâtre<br />
qui prononce cette phrase décalée se dit<br />
néanmoins une des intentions du film. Un sac<br />
à main en p<strong>la</strong>stique rose, des talons hauts et<br />
bril<strong>la</strong>nts, les trottoirs d’une grande ville en<br />
Afrique, il fait nuit. Ida et C<strong>la</strong>rence franchissent<br />
le seuil d’un club, le Verdon. Elles disparaissent<br />
dans le corridor bleuté de l’entrée.<br />
Générique en lettres b<strong>la</strong>nches sur fond noir.<br />
Ida et Poupina, en parfaites professionnelles<br />
de club exécutent une danse sexy sur le tube<br />
de Jennifer Lopez Love don’t cost a thing. Des<br />
hommes viennent les frôler et les arrosent de<br />
billets de banque. Noir.<br />
C’est le lendemain matin, Ida et Poupina se<br />
réveillent péniblement, elles ont des petits<br />
yeux. Elles vont dissiper nos malentendus de<br />
<strong>la</strong> veille : “Il nous arrive toujours d’être confondues<br />
avec les prostituées, ça ne peut pas<br />
manquer. Parce que déjà notre habillement de<br />
<strong>la</strong> nuit n’est pas différent de l’habillement des<br />
filles de rues.” Le spectateur s’est <strong>la</strong>issé prendre<br />
au piège des signes du spectacle. Les<br />
femmes que nous regardons ne sont pas des<br />
prostituées, mais des danseuses professionnelles<br />
qui tentent, à tout prix, de vivre de leur<br />
passion pour <strong>la</strong> danse. Les premières séquences<br />
du film cumulent tous les clichés d’une culture<br />
iconique de <strong>la</strong> femme-objet pour nous faire<br />
reconsidérer nos réflexes de spectateur, nos<br />
images et leurs constructions. Il s’agit, une fois<br />
passée cette introduction piégée, de révéler<br />
l’envers du décor et de rendre le décor, luimême,<br />
plus complexe qu’il n’y paraît.<br />
Qui sont ces femmes? Des danseuses de boîtes<br />
de nuit ? Des stars épinglées dans les clips de<br />
chanteurs camerounais ? Elles sont les aspirantes<br />
vedettes d’une industrie africaine mon-<br />
diale dont on verra que <strong>la</strong> fonction dépasse le<br />
simple statut d’imitation des produits culturels<br />
mondialisés. Patrick Epapè, jeune réalisateur<br />
camerounais, formé à l’école du documentaire<br />
de Lussas, incarne, comme les danseuses<br />
qu’il filme, <strong>la</strong> complexité de notre monde qui<br />
va au-delà des rapports d’opposition tranchée<br />
entre culture globale et culture locale, entre<br />
une esthétique de cinéma du réel et le clinquant<br />
d’une image télévisuelle.<br />
Patrick Epapè filme Ida, C<strong>la</strong>rence et Poupina :<br />
il doit s’insérer dans des dispositifs de tournage<br />
bien calés. Elles sont déjà dirigées : les<br />
musiciens pour qui elles travaillent conçoivent<br />
leur gestuelle, les réalisateurs de clips<br />
prévoient leurs dép<strong>la</strong>cements en fonction des<br />
angles de prise de vue. Patrick Epapè sait<br />
néanmoins trouver sa p<strong>la</strong>ce et faire contrepoint.<br />
En superposant son propre cadrage à<br />
celui qui se fabrique sous ses yeux, il compose<br />
trois portraits. Il conçoit, pour ces trois femmes,<br />
un espace filmique dans lequel elles vont pouvoir<br />
apparaître pleinement et déployer leurs<br />
paroles. Le groupe des “filles stylées” répète ;<br />
elles interprètent des rôles, choisissent leurs<br />
costumes, discutent, organisent leurs emplois<br />
du temps. Leur amour du spectacle dirige leur<br />
vie, gouverne leur manière d’évoluer et de se<br />
situer dans <strong>la</strong> société camerounaise. D’icônes<br />
féminines sexy qui savent exciter le désir masculin<br />
et remuer frénétiquement leurs corps,<br />
elles deviennent des travailleuses qui, entre rêve<br />
et désillusion, cherchent à maîtriser leur image,<br />
des femmes indépendantes qui savent qu’elles<br />
ne peuvent compter que sur elles-mêmes et<br />
qui luttent pour survivre dans un quotidien et<br />
des situations personnelles difficiles.<br />
un miroir de notre monde et l’envers<br />
de nos images<br />
Des situations d’entretien aussi brèves qu’intenses<br />
: le réalisateur a su prendre le temps<br />
nécessaire pour instaurer une re<strong>la</strong>tion de<br />
complicité avec les femmes qu’il interroge.<br />
Dans une parfaite économie de moyens et<br />
sans sentimentalisme aucun, des corps sont<br />
filmés : des corps en repos, des corps en souf-<br />
54 images de <strong>la</strong> culture<br />
Life<br />
2011, 73', couleur, documentaire<br />
réalisation : Patrick Epapè<br />
production : Néon Rouge Production<br />
participation : Ardèche Images Production<br />
A Doua<strong>la</strong> au Cameroun, Patrick Epapè filme<br />
le quotidien d’un groupe de jeunes femmes,<br />
danseuses professionnelles, engagées<br />
pour le tournage de clips musicaux ou pour<br />
des shows en boîtes de nuit. Ida, Poupina<br />
et C<strong>la</strong>rence s’efforcent courageusement de<br />
joindre les deux bouts, malgré les problèmes<br />
de santé de l’une, les re<strong>la</strong>tions conflictuelles<br />
avec les hommes et une société qui associe<br />
trop naturellement danse et prostitution.<br />
Auxiliaires indispensables des stars<br />
de <strong>la</strong> chanson camerounaise (comme Prince<br />
Eyango) qu’elles accompagnent dans leurs<br />
concerts et leurs clips, les danseuses<br />
incarnent pour le public g<strong>la</strong>mour et sex-appeal.<br />
Mais tenues affrio<strong>la</strong>ntes et déhanchés sexy<br />
cachent une réalité moins clinquante,<br />
et peut-être plus attachante. C<strong>la</strong>rence raconte<br />
ainsi comment le manque d’argent<br />
l’a contrainte à se prostituer et à avorter<br />
d’une grossesse non désirée. Toujours taraudée<br />
par les remords, elle lâche : “Je me dis que<br />
Dieu est peut-être fâché avec moi.” Ida, elle,<br />
se sentant à l’étroit au Cameroun, évoque<br />
son rêve de devenir une grande star,<br />
qu’elle voudrait réaliser à l’étranger, en France<br />
pourquoi pas. Mais, en regard, Life met aussi<br />
l’accent sur le courage de ces jeunes femmes<br />
devant <strong>la</strong> dureté de <strong>la</strong> vie camerounaise,<br />
et les re<strong>la</strong>tions fortes qui les unissent. Fil rouge<br />
du film, le combat acharné d’Ida pour réunir<br />
les fonds nécessaires à l’opération que doit<br />
subir C<strong>la</strong>rence témoigne de leur solidarité. D. T.<br />
A lire<br />
De Nico<strong>la</strong>s Poupon : Noir Foncé, Ed. Même pas<br />
mal, 2011 ; Le Fond du bocal (tome 1 à 6), coll.<br />
Drugstore, Ed. Glénat, 2009-2011 ; A <strong>la</strong> croisée,<br />
Ed. Scutel<strong>la</strong>, 2012.