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fument beaucoup de cannabis. Ils intègrent<br />
une manière de vivre cool. Il y a quelque chose<br />
d’assez indécent à les voir faire du home cinema,<br />
avachis, en train de fumer leurs joints. Ils sont<br />
très cool alors qu’ils ont commis le pire. C’est<br />
très fort de mettre en évidence l’écart entre ces<br />
jeunes gens sympas, qui font leur vidéo de couple<br />
dans leur salon, et le tragique de ce qui se dit<br />
entre eux : le meurtre, l’impossibilité du pardon.<br />
Et par contraste avec l’extrême banalité de ces<br />
images, Mograbi se met en scène lui-même<br />
avec un dispositif très é<strong>la</strong>boré, à l’inverse de<br />
ses premiers films. On est dans <strong>la</strong> pièce de son<br />
appartement où il s’est filmé dans les films<br />
précédents, mais là, en contrepoint des témoignages<br />
des jeunes gens, il incarne une sorte de<br />
chœur antique avec une parole chantée.<br />
D’où lui vient, selon vous, cette inventivité<br />
si singulière ?<br />
Je ne le connais pas assez pour le dire. Il a<br />
d’abord travaillé dans le cinéma commercial,<br />
dans <strong>la</strong> publicité comme directeur de production<br />
et premier assistant sur de grosses productions<br />
; il a bien gagné sa vie dans l’industrie du<br />
film. Il vient tard à <strong>la</strong> réalisation et, quand il y<br />
vient, il tourne le dos à tout ce qu’il sait déjà<br />
faire, il cherche. Il utilise de petites caméras et<br />
fabrique des images délibérément sales, bougées,<br />
mais grâce aux dispositifs qu’il invente, il<br />
crée une grande force et, à mon sens, une vraie<br />
beauté. D’emblée, il se situe loin du cinéma<br />
direct, du cinéma militant, du documentaire<br />
d’immersion, car aussitôt il se met en scène<br />
lui-même. Ce qui l’intéresse, c’est de mettre en<br />
crise le système de représentation. Y compris,<br />
par exemple <strong>la</strong> façon d’être speaker. Ce n’est<br />
pas parce qu’on s’adresse à <strong>la</strong> caméra droit<br />
dans les yeux qu’on dit <strong>la</strong> vérité. Au contraire,<br />
lui, il utilise le procédé de l’aveu pour faire de <strong>la</strong><br />
fiction, faire du faux. La re<strong>la</strong>tion qu’il instaure<br />
avec Sharon n’est pas avec l’homme public,<br />
mais avec ce gros bonhomme jovial qui bouffe<br />
et raconte des b<strong>la</strong>gues avec sa femme. Le<br />
monstre politique est en même temps un<br />
monstre d’humanité. Mograbi, dès ce premier<br />
film, casse absolument tous les stéréotypes<br />
de l’homme politique tel qu’on a pu le voir, y<br />
compris dans le cinéma documentaire.<br />
Toute son œuvre pourrait s’intituler<br />
A <strong>la</strong> recherche du monstre…<br />
Il ne perd jamais de vue que cette personne<br />
sympathique qu’il a en face de lui est capable<br />
de mentir de façon éhontée quand elle est en<br />
campagne électorale. C’est en jouant lui-même<br />
le rôle de quelqu’un qui succombe à <strong>la</strong> fascination<br />
qu’il accuse le trait monstrueux de Sharon.<br />
Lorsqu’il utilise une vidéo d’actualités tournée<br />
par des journalistes au lendemain du massacre<br />
de Chati<strong>la</strong>, <strong>la</strong> même que celle qu’Ari Folman<br />
utilise à <strong>la</strong> fin de Valse avec Bachir [2008], il en<br />
fait un usage tout à fait différent. Alors que<br />
Folman donne pour réelles ces images, en fort<br />
contraste avec le reste qui est un film d’animation,<br />
Mograbi les présente comme un cauchemar<br />
qu’il aurait fait. Ça change tout. Mograbi<br />
ne cesse jamais de nous dire qu’il est cinéaste,<br />
qu’il est en train de manipuler des matériaux<br />
dangereux car ils peuvent nous impressionner<br />
sans nous donner accès à <strong>la</strong> conscience de ce<br />
qu’est l’événement lui-même. Sans cesse, il<br />
me donne à penser ce qu’est une image.<br />
Vous parlez peu de Happy Birthday,<br />
Mister Mograbi ! [1998].<br />
Est-ce que ce film vous a moins intéressé ?<br />
J’y fais plusieurs fois allusion dans mon film,<br />
mais je ne pouvais pas être exhaustif. Une des<br />
vidéos de l’instal<strong>la</strong>tion qu’on voit à Bergen est,<br />
à l’origine, une séquence de ce film. Je le cite<br />
aussi directement lorsqu’on voit Mograbi dans<br />
son lit, dérangé par l’appel téléphonique de son<br />
producteur. Je ne montre pas beaucoup non<br />
plus The Reconstruction [1994], son premier<br />
documentaire. Dans ce film, il installe une narration<br />
en voix off et se sert des archives d’une<br />
manière tout à fait traditionnelle. Par <strong>la</strong> suite,<br />
il rejette totalement ce cinéma qui repose sur<br />
le postu<strong>la</strong>t de <strong>la</strong> vérité de l’image et du commentaire.<br />
Il le fait immédiatement exploser<br />
dans Sharon… en se mettant en face de <strong>la</strong><br />
caméra et en racontant que sa femme l’a<br />
quitté, alors que c’est faux. Lorsque dans Z32,<br />
il procède à nouveau à l’autopsie d’un meurtre<br />
(comme dans The Reconstruction), il fait luimême<br />
les interrogatoires au lieu d’utiliser<br />
ceux de <strong>la</strong> police.<br />
Mograbi est-il tout le temps en train de faire<br />
l’autopsie d’un meurtre ?<br />
D’une certaine manière, oui. Israël est <strong>la</strong> société<br />
à <strong>la</strong>quelle il appartient, dans <strong>la</strong>quelle il a grandi,<br />
à <strong>la</strong>quelle il reconnaît aussi une qualité et un<br />
droit. En tant que cinéaste israélien, il œuvre<br />
pour que son pays sorte de cette chose sinistre<br />
qu’il ne supporte pas. Il ne souhaite pas <strong>la</strong><br />
destruction de ce pays, mais veut que <strong>la</strong><br />
société prenne conscience de ce qu’elle commet.<br />
De film en film, il reconstitue ce crime qui<br />
travaille <strong>la</strong> société israélienne et qu’il veut<br />
comprendre, sans jamais se mettre lui-même<br />
dans <strong>la</strong> position d’un justicier, mais au contraire<br />
de quelqu’un qui est profondément bouleversé<br />
et remis en question par sa propre démarche.<br />
Est-ce que ces questions qui habitent<br />
Mograbi travaillent aussi votre cinéma ?<br />
Il est évident que lorsqu’on filme un visage,<br />
lorsqu’on demande à quelqu’un de se raconter,<br />
c’est un acte de mise en scène. Je mets en danger<br />
cette personne, dans une situation qui n’a rien<br />
d’évident ni d’immédiat. On ne peut pas prétendre<br />
montrer le monde tel qu’il est. Je suis<br />
obligé de me demander quelle représentation<br />
je fabrique du monde à partir du moment où je<br />
filme. Mograbi pose cette question au point le<br />
plus dense, le plus risqué. La question du<br />
cinéma militant se pose à moi dans d’autres<br />
termes parce que je ne vis pas dans une société<br />
comme <strong>la</strong> sienne. J’ai une certaine distance<br />
vis-à-vis du cinéma militant parce que <strong>la</strong> bonne<br />
conscience produit rarement des films passionnants.<br />
Je ne prétends pas montrer les<br />
choses telles qu’elles sont, je questionne<br />
cette position d’affirmation.<br />
Mograbi travaille à mettre en crise<br />
les apparences. Pensez-vous que le cinéma<br />
ait ce pouvoir ?<br />
Le cinéma a tout le pouvoir de montrer comment<br />
les apparences sont fabriquées. Si le cinéma a<br />
une vocation, c’est celle à combattre <strong>la</strong> télévision<br />
dominante. Plus exactement, ce qu’il faut<br />
combattre, c’est <strong>la</strong> prise du pouvoir par <strong>la</strong> télévision<br />
et <strong>la</strong> prise de <strong>la</strong> télévision par le pouvoir.<br />
Le cinéma peut le faire. Je crois qu’il appartient<br />
au cinéma de combattre <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>tion<br />
des gens et des esprits avec les effets d’immédiateté,<br />
de direct qui ne <strong>la</strong>issent jamais le temps<br />
de penser les choses. Ce<strong>la</strong> peut s’appeler vidéo,<br />
instal<strong>la</strong>tion ou s’incarner dans de nouvelles<br />
formes sur le net. Mais il reste encore à combattre<br />
les images par les images et les discours<br />
par des mises en crise de ces discours.<br />
Propos recueillis par Eva Ségal, août 2012<br />
cnc.fr/idc<br />
De Jacques Deschamps : Les Couleurs<br />
de Jour de fête, 1995, 26' ; Régine Crespin<br />
(coll. Les Maîtres de musique), 1997, 56' ;<br />
Assise vers 1300, 2002, 55' ; Paris 1824,<br />
2003, 56'.<br />
Voir aussi : Avi Mograbi, un cinéaste en colère<br />
(coll. Un Certain Regard du Sud),<br />
de Laurent Bil<strong>la</strong>rd, 2006, 26'.<br />
34 images de <strong>la</strong> culture