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dans <strong>la</strong> ville jaune<br />
Ses activités de réalisatrice free-<strong>la</strong>nce pour <strong>la</strong> télévision sont de l’histoire ancienne :<br />
aujourd’hui, en plus des cours d’écriture de cinéma documentaire dispensés dans une école<br />
privée, Françoise Poulin-Jacob s’attelle à des travaux personnels. Longtemps après Le Ruban,<br />
court métrage poétique sur le monde de <strong>la</strong> cloche, sélectionné à Cannes en 1985, elle a réalisé<br />
en 2011 Je vous écris du Havre.<br />
Pourquoi cet intérêt pour Le Havre ?<br />
J’ai toujours aimé cette ville. J’ai grandi à Paris,<br />
autour de <strong>la</strong> P<strong>la</strong>ce de Clichy, et j’avais six ans<br />
quand je me suis rendue au Havre pour <strong>la</strong> première<br />
fois. C’était dans les années 1960 et<br />
depuis, je fantasme sur l’endroit. J’aime son<br />
architecture, <strong>la</strong> lumière magnifique qui s’en<br />
dégage. Les sons, aussi : ceux de <strong>la</strong> mer, des<br />
oiseaux, <strong>la</strong> rumeur citadine, <strong>la</strong> résonnance<br />
particulière du béton dans les cours et entre<br />
les édifices. C’est une musique permanente,<br />
quelque chose de très calme et serein. Il y<br />
règne une grande douceur de vivre. Ce<strong>la</strong> n’a<br />
pas empêché quelques cassures dans le rapport<br />
des Havrais à leur ville reconstruite : les<br />
anciens ont eu du mal à <strong>la</strong> réintégrer car ils<br />
avaient perdu tout repère. Et tandis que les<br />
jeunes, nés dans les années 1960, s’y sont très<br />
vite adaptés, <strong>la</strong> génération suivante a rejeté<br />
sans appel cette architecture bétonnée. On <strong>la</strong><br />
trouvait <strong>la</strong>ide. En 2005, Le Havre a été c<strong>la</strong>ssé<br />
au patrimoine mondial de l’Unesco à l’issue<br />
d’un long processus de réhabilitation qui a<br />
réconcilié <strong>la</strong> ville avec ses habitants. Ceux-ci,<br />
enfin, ont pris conscience de sa valeur !<br />
Vous avez voulu éviter <strong>la</strong> nostalgie, or <strong>la</strong> voix<br />
off qui décline cette lettre semble y inviter.<br />
L’écueil était, pour moi, le regret du Havre<br />
d’avant les destructions. Je ne crois pas qu’on<br />
le perçoive dans mon film. En revanche, on m’a<br />
souvent dit qu’il y règne un autre type de nostalgie<br />
: celle d’un passé, d’une enfance rêvée,<br />
heureuse. C’est qu’en vérité, cette lettre à <strong>la</strong><br />
troisième personne cache un récit à <strong>la</strong> première<br />
personne ! Elle livre mon sentiment sur<br />
l’époque des Trente Glorieuses, celle de mes<br />
années d’enfance et de <strong>la</strong> jeunesse du Havre<br />
nouveau. A l’époque, cette ville reconstruite,<br />
c’était du grand modernisme mais aujourd’hui,<br />
elle appartient au passé – et tout ce<strong>la</strong> convoie<br />
une nostalgie un peu particulière.<br />
Les images sont hétéroclites, ce<strong>la</strong> rappelle<br />
parfois une projection de diapositives.<br />
Au départ, je vou<strong>la</strong>is me contenter d’images fixes<br />
– des photos et surtout des cartes postales<br />
d’époque, qui offrent de multiples possibilités<br />
d’exploration. Et Le Havre est si photogénique !<br />
Ce procédé s’inspire aussi des films qui m’ont<br />
accompagnée pendant ce projet – très datés,<br />
focalisés sur une époque, et sous-tendus par<br />
une voix off très intériorisée : ceux de Resnais,<br />
dont Muriel. Ceux de Chris Marker, aussi, comme<br />
Sans Soleil, ou encore La Jetée, sans aucune<br />
image animée.<br />
Et puis <strong>la</strong> responsable des archives au Pôle<br />
Image Haute-Normandie m’a spontanément<br />
contactée pour me proposer sa banque d’images<br />
animées – des films de l’époque réalisés par<br />
des familles. Je n’en vou<strong>la</strong>is pas. Je suis quand<br />
même allée voir… Il y avait ces p<strong>la</strong>ns d’une<br />
mère et de ses deux enfants, dont une fillette<br />
qui devait avoir le même âge que moi dans les<br />
années 1960, qui portait des lunettes, comme<br />
moi, et une robe rouge à pois b<strong>la</strong>ncs. Le père<br />
avait beaucoup filmé sa famille, il y avait plein<br />
d’images, ça me titil<strong>la</strong>it… Alors j’en ai utilisé<br />
une partie ! Les gens me demandent souvent<br />
si c’est moi, <strong>la</strong> petite fille, et un jour, à l’issue d’une<br />
projection au Havre, un homme d’un certain âge<br />
est venu me trouver : “Ce n’est pas vous, <strong>la</strong> petite<br />
fille?” J’ai répondu que non. “Bien sûr, ça ne peut<br />
pas être vous, s’est-il amusé, puisque c’est ma<br />
sœur !” Sa mère était là aussi, on a discuté et<br />
j’ai appris que <strong>la</strong> sœur en question s’appe<strong>la</strong>it<br />
Catherine, qu’elle vivait loin du Havre désormais.<br />
La bande son, elle aussi très variée,<br />
accompagne le rythme des images.<br />
Comment avez-vous choisi les illustrations<br />
sonores, <strong>la</strong> voix off si douce qu’elle donne envie<br />
de fermer les yeux pour se <strong>la</strong>isser bercer ?<br />
J’ai choisi <strong>la</strong> voix off parce que je souhaitais un<br />
film littéraire, écrit. C’est l’actrice suisse Dominique<br />
Reymond qui dit le texte : je l’apprécie<br />
beaucoup, j’aime sa voix, sa diction. Quant à <strong>la</strong><br />
musique, je me suis concentrée sur L’Art de <strong>la</strong><br />
fugue de Bach, un ouvrage fondamental au<br />
piano. Pour moi, cet exercice rappe<strong>la</strong>it le travail<br />
des architectes, qui font leurs gammes de <strong>la</strong><br />
même manière que les pianistes, en <strong>la</strong>issant<br />
mûrir leur réflexion, en présentant leurs travaux<br />
préparatoires, une étape après l’autre. Il y a,<br />
dans Je vous écris du Havre, quatre interprétations<br />
différentes du Contrepoint No.9 : une<br />
au c<strong>la</strong>vecin, une au piano, une troisième jouée<br />
par l’organiste de l’église Saint-Joseph et une<br />
dernière interprétation vocale, donnée par les<br />
Swingle Singers, un groupe formé dans les<br />
années 1960, et qui chante aujourd’hui dans<br />
l’esprit de cette époque. La musique s’arrête<br />
brusquement : ça éveille l’oreille du spectateur<br />
pour le mettre en alerte !<br />
Saint-Joseph, l’imposante église du Havre<br />
dans <strong>la</strong>quelle joue l’organiste, semble exercer<br />
sur vous une grande fascination.<br />
Vous lui consacrez d’ailleurs une partie<br />
importante du film.<br />
Oh oui… C’est une prouesse de construction.<br />
Les vitraux y sont magnifiques, ils captent <strong>la</strong><br />
lumière quel que soit le temps qu’il fait, quel<br />
que soit le moment de <strong>la</strong> journée. Cette église<br />
ressemble à un phare. C’est un repère que l’on<br />
ne peut manquer en arrivant au Havre. C’est<br />
sans doute l’un des lieux où j’ai passé le plus de<br />
temps dans <strong>la</strong> ville ; d’autant que l’architecte<br />
havrais qui m’a guidée dans mes recherches et<br />
me l’a fait visiter, m’a aussi confié les enregistrements<br />
passionnants des visites qu’il a effectuées<br />
en compagnie de Jacques Tournant,<br />
bras droit d’Auguste Perret. Jacques Tournant<br />
dirigeait l’équipe en charge de <strong>la</strong> reconstruction,<br />
il était l’urbaniste en chef, chargé du<br />
remembrement de <strong>la</strong> ville.<br />
On confond souvent Saint-Joseph avec <strong>la</strong><br />
cathédrale qui, elle, n’a pas été détruite. Depuis<br />
<strong>la</strong> reconstruction, il faut d’ailleurs descendre<br />
quelques marches pour y pénétrer : elle est<br />
restée à son niveau initial alors que <strong>la</strong> ville a<br />
été surélevée d’un mètre. Sous les nouveaux<br />
bâtiments, on trouve, enfouie dans le béton, <strong>la</strong><br />
mémoire de <strong>la</strong> ville en quelque sorte : des morceaux<br />
de brique et de ciment, des débris de vais-<br />
78 images de <strong>la</strong> culture