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différence de génération entre les deux ciné -<br />
astes (le premier issu de <strong>la</strong> Nouvelle Vague, <strong>la</strong><br />
seconde de <strong>la</strong> génération qui suit), et leur<br />
échange ne sera pas non plus un dialogue<br />
entre créateurs, mais bien celui d’un spectateur-critique<br />
avec une cinéaste dont il admire<br />
le travail – dans l’esprit d’ailleurs de <strong>la</strong> collection<br />
Cinéma, de notre temps où l’œuvre d’un<br />
cinéaste est analysée par ses pairs.<br />
Plus qu’un film entre, un film sur donc, qui s’at-<br />
tache aux trois premiers films de <strong>la</strong> réalisatrice<br />
(Une Vraie Jeune Fille, 1976, Tapage nocturne,<br />
1979, 36 fillette, 1988) ainsi qu’A ma sœur (2001)<br />
et Anatomie de l’enfer (2004). Moullet filme<br />
Catherine Breil<strong>la</strong>t en un seul p<strong>la</strong>n fixe (à l’exception<br />
d’un p<strong>la</strong>n en extérieur), très bien construit :<br />
<strong>la</strong> masse sombre d’un piano barre en oblique<br />
l’arrière-p<strong>la</strong>n sur lequel <strong>la</strong> cinéaste, en p<strong>la</strong>n<br />
taille, se détache auréolée de b<strong>la</strong>nc. La <strong>la</strong>rgeur<br />
du cadre lui permet d’accompagner sa parole<br />
avec des gestes amples de <strong>la</strong> main, offrant au<br />
p<strong>la</strong>n fixe un beau mouvement intérieur.<br />
Moullet s’attache au thème de <strong>la</strong> première fois,<br />
et évoque, face caméra, sa première vision<br />
d’Une Vraie Jeune Fille et de Tapage nocturne<br />
dans ce qui ressemble à une critique de film<br />
parlée. Tout au long de l’entretien, Moullet<br />
oscillera entre de pures questions de mise en<br />
scène (parfois assez techniques) et son interprétation<br />
(très personnelle) des films. Certaines<br />
questions ou déc<strong>la</strong>rations incongrues<br />
(“c’est <strong>la</strong> première intrusion de <strong>la</strong> bulle au<br />
cinéma”, à propos de Tapage nocturne, ou “vous<br />
avez été <strong>la</strong> première à montrer un jean troué”)<br />
troublent au premier abord <strong>la</strong> cinéaste, qui,<br />
pourtant, ne se <strong>la</strong>isse pas démonter et en profite<br />
pour expliciter, tant à l’aide de son histoire<br />
personnelle que d’anecdotes de tournage, ses<br />
choix de mise en scène.<br />
Le film tient beaucoup sur ces écarts qui s’ébauchent<br />
dans toute rencontre entre un spectateur<br />
et un créateur. Tandis que Moullet théorise, en<br />
mettant en relief des figures (le cercle, par<br />
exemple) ou des scènes, Breil<strong>la</strong>t défend une<br />
vision plus intuitive. Les témoignages de Pascale<br />
Chavance et Roxane Mesquida, respectivement<br />
monteuse et actrice d’A ma sœur, s’accordent<br />
sur <strong>la</strong> manière très émotionnelle avec <strong>la</strong>quelle<br />
travaille <strong>la</strong> réalisatrice. Alors que Moullet décrit<br />
<strong>la</strong> scène de <strong>la</strong> lettre dans l’escalier du square<br />
Cau<strong>la</strong>incourt de Tapage Nocturne et évoque<br />
l’effet qu’y donne l’utilisation d’un téléobjectif,<br />
Breil<strong>la</strong>t répond : “Je n’y connais rien en technique,<br />
je sais si c’est beau ou pas beau ! C’est tout.”<br />
Etant lui-même sensible au sujet, Moullet <strong>la</strong><br />
questionne sur le traitement de l’espace et des<br />
lieux. Elle évoque <strong>la</strong> manière dont elle intervient<br />
sur tous les aspects visuels, sur les couleurs<br />
(dans Une Vraie Jeune Fille), le rendu du vomi ou<br />
du sang pour créer un effet réaliste qui provoque<br />
le dégoût ou <strong>la</strong> sidération du spectateur.<br />
Si <strong>la</strong> rencontre entre Moullet et Breil<strong>la</strong>t peut<br />
sembler surprenante au premier abord, on<br />
s’aperçoit vite qu’ils ont en commun cette<br />
manière particulière de provoquer trouble et<br />
interrogations chez leurs spectateurs. “A un<br />
moment, je disais que le cinéma c’était de<br />
matérialiser les interdits, et <strong>la</strong>isser les gens<br />
interdits !” dit-elle. De fait, ce que pourraient<br />
partager les deux cinéastes est une certaine<br />
dimension anarchiste, un refus des conventions<br />
aussi bien stylistiques, que morales ou narratives.<br />
Breil<strong>la</strong>t s’attacherait à extérioriser l’intime<br />
jusqu’à l’obscène et au ma<strong>la</strong>ise, tandis que<br />
Moullet jouerait plus (grâce à l’humour et l’absurde)<br />
sur les limites de nos perceptions. Breil<strong>la</strong>t,<br />
Moullet et Courant sont donc logiquement en<br />
guerre contre le naturalisme (et sa vraisemb<strong>la</strong>nce<br />
qui n’est en réalité qu’une sorte de bienséance).<br />
Ils restent cinéastes de l’expérience,<br />
composant avec toutes les parts de notre réalité<br />
qui échappent habituellement à <strong>la</strong> représentation.<br />
En élisant des sujets et des objets bas<br />
(sexualité pour Breil<strong>la</strong>t, absurde ou bêtise chez<br />
Moullet), habituellement évités ou méprisés<br />
par le cinéma dominant, ils construisent une<br />
nouvelle politique des hauteurs, modifiant radicalement<br />
<strong>la</strong> perception de notre espace réel.<br />
P.E.<br />
A voir<br />
gerardcourant.com<br />
cnc.fr/idc :<br />
Luc Moullet, <strong>la</strong> ruée vers l’art, d’Annie Vacelet,<br />
2005, 54', et Images de <strong>la</strong> culture No.22, p.13 ;<br />
<strong>la</strong> collection Cinéma, de notre temps.<br />
histoires de cinéma 43