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avi mograbi, <strong>la</strong> crise des apparences<br />
Ardèche Images Production poursuit une belle collection de portraits de cinéastes<br />
documentaristes. Après Oncle Rithy et Le cinéaste est un athlète – Conversations avec Vittorio<br />
De Seta, Mograbi Cinéma explore l’œuvre et <strong>la</strong> méthode du cinéaste israélien,<br />
inventeur de nouvelles formes documentaires. Entretien avec Jacques Deschamps qui signe<br />
ce portrait.<br />
Comment est né ce projet d’un film<br />
sur Avi Mograbi ?<br />
Pour <strong>la</strong> collection de portraits de cinéastes qu’il<br />
dirige à Ardèche Images Production, Jean-Marie<br />
Barbe m’a demandé à qui je voudrais consacrer<br />
un film. Je songeais à André S. Labarthe ou Frederick<br />
Wisemann, mais j’ai également proposé<br />
Mograbi, parce qu’en un sens, c’est un “monstre”,<br />
en tout cas un cinéaste et un homme qui<br />
m’impressionne énormément. D’abord parce<br />
qu’il réussit à faire douter de ce qu’on voit dans<br />
le documentaire. Une autre chose passionnante<br />
est le lien qu’il crée avec les gens qu’il<br />
filme, que ce soit Ariel Sharon dans le premier<br />
film qui l’a fait connaître, Comment j’ai appris<br />
à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon<br />
[1996], ou le jeune soldat de Z32 [2008], son<br />
dernier film en date. Je suis aussi très intrigué<br />
par sa façon de jouer avec sa propre présence<br />
face à nous, spectateurs : ce<strong>la</strong> témoigne d’un vrai<br />
culot, d’un sens du comique et même du burlesque<br />
que je trouve incroyable et très mystérieux.<br />
J’avais envie de le rencontrer pour comprendre<br />
comment il invente cette mise en scène<br />
de lui-même. Jean-Marie Barbe m’a dit, vas-y,<br />
fonce, et c’est là que les ennuis ont commencé.<br />
A quels obstacles vous êtes-vous heurté ?<br />
Mograbi n’est pas simple. Il a refusé catégoriquement<br />
que je vienne en Israël le filmer dans<br />
son travail de réalisateur. Il m’a dit : “Quand je<br />
fais un film, j’ai déjà l’impression d’être un espion,<br />
alors si j’ai un espion derrière moi, c’est impossible.”<br />
Il a également refusé, lui qui enseigne<br />
dans trois lieux différents (universités ou écoles<br />
de cinéma), que je le filme dans sa pratique<br />
d’enseignant. Mais tous ses refus m’ont finalement<br />
rendu service parce qu’il me mettait<br />
moi-même vis-à-vis de lui dans <strong>la</strong> position où<br />
il était vis-à-vis de Sharon. Ce<strong>la</strong> m’a conduit à<br />
un titre en cours de travail qui était Mograbi ou<br />
<strong>la</strong> Quête du monstre. Mograbi poursuit ce qu’il<br />
y a de monstrueux en Israël et s’y confronte.<br />
Mon film a failli s’appeler aussi Comment j’ai<br />
appris à surmonter mon admiration et à détester<br />
Avi Mograbi parce qu’il s’est montré vraiment<br />
difficile. Pour finir, je suis allé le filmer à Berlin<br />
où il était en résidence d’artiste pour six mois,<br />
et cet écart s’est avéré très fécond. Le fait que<br />
je ne parle pas hébreu et qu’il ne parle pas<br />
français, que nous échangions en ang<strong>la</strong>is ajoutait<br />
un écart intéressant. A un moment du<br />
tournage, je l’ai également rejoint à Bergen<br />
(Norvège) où il instal<strong>la</strong>it ses vidéos pour une<br />
exposition. Même s’il n’était pas très généreux<br />
en temps et en paroles, c’était bien de le rencontrer<br />
sur un terrain qui lui était inconnu. Pour<br />
le montrer dans son activité d’enseignant,<br />
nous avons organisé une rencontre à Lussas<br />
avec les étudiants en Master documentaire,<br />
où il explique, entre autres, comment son travail<br />
a débuté.<br />
Il n’est sans doute pas facile de mettre<br />
en scène un artiste qui se met lui-même<br />
en scène ?<br />
C’était le vrai problème. En fait, je me suis très<br />
vite effacé parce qu’il occupe très bien <strong>la</strong><br />
scène et qu’il maîtrise tout. Mais je n’ai pas eu<br />
de mal à l’installer face à des écrans car il fait<br />
ça dans ses propres films – par exemple dans<br />
Pour un seul de mes deux yeux [2005], lorsqu’il<br />
converse à distance avec son ami palestinien<br />
enfermé dans les Territoires occupés. Il s’est si<br />
bien prêté à cette mise en scène qu’à un<br />
moment, en revoyant des passages de Z32, il<br />
s’est remis à chanter à côté de sa propre image<br />
en train de chanter dans le film. Ces procédés<br />
très simples rendent compte, dans mon film,<br />
de sa façon de faire.<br />
Comment comprenez-vous sa manière<br />
de se mettre en scène dans ses films ?<br />
Dans son premier film sur Sharon (son vrai<br />
premier film, les précédents n’étant pas des<br />
films qui portaient vraiment sa marque d’au-<br />
Mograbi Cinéma<br />
2012, 86', couleur, documentaire<br />
réalisation : Jacques Deschamps<br />
production : Ardèche Images Production, INA<br />
participation : <strong>CNC</strong>, Ciné+, CR Rhône-Alpes,<br />
CG Ardèche, Procirep, Angoa<br />
Depuis son film sur Ariel Sharon, le cinéaste<br />
Avi Mograbi (né à Tel Aviv en 1956) crée<br />
un cinéma aussi radical dans son message<br />
politique qu’inventif dans sa forme artistique.<br />
Répondant aux questions de Jacques<br />
Deschamps ou des étudiants du Master<br />
d’écriture documentaire de Lussas, il explique<br />
les fondements éthiques de sa démarche<br />
et raconte, pour chacun de ses films,<br />
comment se sont é<strong>la</strong>borés les dispositifs<br />
de mise en scène.<br />
En se filmant en train de <strong>la</strong>isser un message<br />
sur le répondeur d’Avi Mograbi, Jacques<br />
Deschamps reprend avec humour un dispositif<br />
cher à celui dont il dresse le portrait.<br />
Tourné à Bergen où Mograbi installe des vidéos<br />
pour une exposition, à Lussas face<br />
aux étudiants et à Berlin où le cinéaste accepte<br />
enfin de parler en détail de ses films,<br />
le documentaire retrace le cheminement<br />
d’un esprit en perpétuel mouvement.<br />
Depuis The Reconstruction (1994), réalisé<br />
dans une conception c<strong>la</strong>ssique – que Mograbi<br />
juge en définitive mensongère – jusqu’à Z32<br />
(2008), en passant par Comment j’ai appris<br />
à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon<br />
(1996), Août (2002) et Pour un seul de mes<br />
deux yeux (2005), Mograbi puise dans toutes<br />
les ressources du cinéma (humour, comédie<br />
musicale...) pour tirer le public israélien<br />
de son aveuglement vis-à-vis des Palestiniens.<br />
Mais en même temps, cet artiste intègre<br />
ne cesse d’interroger <strong>la</strong> vérité du cinéma. E.S.<br />
32 images de <strong>la</strong> culture