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du film, nous l’avons bel et bien découvert, tous<br />
ensemble, au tournage.<br />
A partir du thème de <strong>la</strong> surdité, le film dérive<br />
vers une forme qui est proche de celle<br />
du conte. Giacomo, c’est un peu Pinocchio,<br />
c’est un enfant qui fait l’expérience du monde,<br />
dans un mé<strong>la</strong>nge d’émerveillement et d’effroi.<br />
C’est ça. Pour autant, je n’avais pas l’idée d’en<br />
faire un conte, même si c’est une forme que<br />
j’adore. Ce qui importait pour moi, c’était de<br />
travailler à partir du réel. Qu’il s’agisse de<br />
documentaire ou de fiction, j’aime les films qui<br />
s’emparent du réel comme d’une matière<br />
brute dans <strong>la</strong>quelle tailler, trouver une forme.<br />
La dimension de conte a surgi d’elle-même, à<br />
partir de ce travail-là et de <strong>la</strong> charge inconsciente<br />
qui était dans les images. Ce sont les<br />
images, et rien d’autre, qui nous ont guidés au<br />
montage : j’y ai découvert une histoire que je<br />
vou<strong>la</strong>is raconter, mais que je n’avais pas écrite.<br />
Il s’agissait de dégager des choses qui étaient<br />
là et qu’on n’était pas forcément allé chercher.<br />
Cette importance de <strong>la</strong> matière est essentielle<br />
dans le film, qui semble guidé par <strong>la</strong> question<br />
du toucher au moins autant que par celle<br />
de l’ouïe. Il se déploie comme une longue<br />
expérience sensible : le moindre contact<br />
avec l’environnement est d’une grande<br />
intensité, au point que <strong>la</strong> jouissance menace<br />
toujours de basculer en douleur. La nature<br />
ravit, mais elle pique, elle blesse, elle peut<br />
rendre aveugle. Cette dimension-là<br />
découle-t-elle seulement de <strong>la</strong> personnalité<br />
de Giacomo, ou avez-vous particulièrement<br />
travaillé dans ce sens ?<br />
Je pense que c’est dû à <strong>la</strong> façon dont nous<br />
avons tourné, qui consistait en un travail commun<br />
entre Giacomo, Stefania et moi. Le film<br />
vient beaucoup d’eux, et l’enjeu pour moi était<br />
de réussir à attraper des choses susceptibles<br />
de me transporter, de me toucher. Ne pas savoir<br />
a priori ce que l’on veut filmer permet de rester<br />
attentif au moindre événement, avec une disponibilité<br />
qui est très physique.<br />
Le choix de <strong>la</strong> pellicule est très cohérent<br />
de ce point de vue : il s’agissait de capter<br />
l’empreinte <strong>la</strong>issée par les événements, ce dont<br />
le numérique est par nature incapable…<br />
Oui, il y a quelque chose de très sensible, physique,<br />
dans le filmage en pellicule, et ce<strong>la</strong><br />
change beaucoup de choses au tournage.<br />
C’est très fragile, très délicat, il y a un enjeu,<br />
des contraintes… Avec <strong>la</strong> pellicule on a le sentiment<br />
de faire les choses à <strong>la</strong> fois pour <strong>la</strong> première<br />
et <strong>la</strong> dernière fois.<br />
C’est un peu le sujet du film. Ces premières<br />
fois qui sont aussi les dernières, ce pourrait<br />
être une définition de l’adolescence.<br />
Absolument. Et c’est une intensité que je ne<br />
pouvais pas retrouver avec <strong>la</strong> vidéo. En outre,<br />
les contraintes imposées par <strong>la</strong> pellicule soulignent<br />
constamment l’acte de filmer, elles<br />
obligent à rester attentif, et rendent les moments<br />
d’autant plus précieux.<br />
En se p<strong>la</strong>çant sous le signe de l’expérience<br />
sensible, le film prend p<strong>la</strong>ce dans une lignée<br />
qui remonte aux origines du cinéma moderne.<br />
C’était une idée chère à Rossellini : le cinéma<br />
doit communiquer une expérience du monde,<br />
en passant par le re<strong>la</strong>is des personnages.<br />
Et ce qui fait ce re<strong>la</strong>is, c’est le motif<br />
de <strong>la</strong> marche, qui est central dans L’Eté<br />
de Giacomo. Vous reconnaissez-vous<br />
dans <strong>la</strong> définition que donnait Rossellini<br />
du néoréalisme, qui consistait selon lui<br />
à “suivre un être avec amour, dans toutes<br />
ses découvertes, toutes ses impressions” ?<br />
Complètement. Rossellini a bouleversé mon<br />
rapport au cinéma, au même titre que Jean<br />
Rouch. De l’un à l’autre, il y a cette idée que le<br />
cinéma est essentiellement documentaire, et<br />
qu’il est là pour documenter <strong>la</strong> présence de<br />
celui qui est filmé dans une réalité, en passant<br />
par le lien qui se crée entre le filmé et le filmeur.<br />
Peu importe qu’il s’agisse de fiction ou de<br />
documentaire : le but reste d’attraper quelque<br />
chose des êtres humains.<br />
Et de même que chez Rossellini ou Rouch,<br />
pour restituer <strong>la</strong> “vérité” des personnages,<br />
vous passez en fait par une é<strong>la</strong>boration<br />
complexe, un travail très précis de mise<br />
en scène.<br />
C’est <strong>la</strong> leçon de Moi un noir, ou de Jaguar, et<br />
je m’y retrouve tout à fait. J’ai été très surpris<br />
d’entendre dire, à plusieurs reprises, que L’Eté<br />
de Giacomo pouvait évoquer Rohmer…<br />
Ce motif de <strong>la</strong> marche connaît, par ailleurs,<br />
une certaine fortune dans le cinéma<br />
contemporain. On a vu des gens marcher<br />
dans <strong>la</strong> nature chez Gus Van Sant,<br />
Lisandro Alonso, Apichatpong Weerasethakul,<br />
ou dans un autre grand documentaire<br />
lui-même inspiré de Jean Rouch, Let each<br />
one go where he may de Ben Russell.<br />
Je ne l’ai pas vu. Mais j’adore les films de Weerasethakul,<br />
précisément parce que c’est<br />
quelqu’un qui part d’une réalité très palpable,<br />
pour l’emmener vers le conte de fée. Pour en<br />
revenir à <strong>la</strong> marche, filmer dans leur dos des<br />
gens qui marchent produit quelque chose de<br />
très fort. D’abord parce que filmeur et filmé<br />
partagent une expérience commune, qui les<br />
met en quelque sorte sur un pied d’égalité.<br />
Quand je filme Giacomo et Stefania en train de<br />
marcher, nous sommes dans <strong>la</strong> même situation<br />
d’exploration, il y a un effort partagé, qui<br />
est une souffrance en même temps qu’un p<strong>la</strong>isir.<br />
Par ailleurs, ce<strong>la</strong> suppose une grande confiance<br />
de part et d’autre. Celui qui accepte de se <strong>la</strong>isser<br />
filmer de dos s’en remet complètement à vous,<br />
et dans le même temps c’est lui qui mène le<br />
jeu, rien ne lui est imposé. C’est un partage, un<br />
dialogue constant. Je n’interviens que pour<br />
trouver une cohérence, agencer les choses.<br />
Mais à <strong>la</strong> limite, tout le monde est auteur du<br />
film, jusqu’à l’ingénieur du son qui est pris<br />
dans <strong>la</strong> même expérience que nous.<br />
Cette mise en scène, qui s’invente en quelque<br />
sorte en direct, s’articule autour d’un enjeu<br />
permanent qui est celui de <strong>la</strong> distance.<br />
Comment trouver, à chaque fois, <strong>la</strong> bonne<br />
distance avec ceux que l’on filme ?<br />
S’agit-il d’un processus purement intuitif<br />
ou un programme se met-il en p<strong>la</strong>ce, au fur<br />
et à mesure ?<br />
On a commencé en tâtonnant, et un système<br />
s’est mis en p<strong>la</strong>ce petit à petit, à mesure que<br />
Giacomo et Stefania ont trouvé leur p<strong>la</strong>ce. Il y<br />
a une adaptation réciproque dans l’improvisation,<br />
ça fonctionne un peu comme une danse…<br />
Tout est improvisé, tout est là pour <strong>la</strong> première<br />
et <strong>la</strong> dernière fois, et pourtant c’est comme si<br />
j’avais tout anticipé, parce qu’il y avait un cadre<br />
pour recueillir tout ça.<br />
C’est un travail qui relève au fond<br />
de <strong>la</strong> direction d’acteur. Quelles consignes<br />
avez-vous données à Giacomo et Stefania ?<br />
Par exemple, étaient-ils autorisés à s’adresser<br />
à vous, à <strong>la</strong> caméra, à casser l’illusion ?<br />
Je leur avais demandé de ne pas le faire. Mais<br />
c’est arrivé, bien sûr, par exemple quand Giacomo<br />
s’inquiétait de savoir si je filmais. Et il<br />
demandait parfois à être guidé, quand il ne<br />
savait plus où aller. La marche vers le fleuve a<br />
été tournée en deux jours. Le premier jour,<br />
nous avons dû nous arrêter parce que nous<br />
suivions un chemin qui ne menait vraiment<br />
nulle part. Tout le monde était fatigué, et j’ai<br />
fini par chercher le chemin du fleuve tout seul.<br />
Nous avons repris le lendemain, en recommençant<br />
là où nous nous étions arrêtés.<br />
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