Les Collections de L’Histoire
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L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?<br />
Depuis l’automne 1845, la famine sévit en Irlan<strong>de</strong><br />
(ci-contre : le Mémorial <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Famine à Dublin).<br />
Au début <strong>de</strong>s années 1850, le bilan est déjà très lourd :<br />
1 million <strong>de</strong> morts et 1,5 million d’émigrés pour un pays<br />
<strong>de</strong> 8,5 millions d’habitants. C’est le mildiou, maladie due à<br />
un champignon parasitaire, qui est à l’origine <strong>de</strong><br />
la « famine <strong>de</strong> la pomme <strong>de</strong> terre ». Le Phytophthora<br />
infestans, transporté par <strong>de</strong>s navires venant<br />
d’Amérique du Nord, atteint l’Europe du<br />
Nord-Ouest à l’été 1845. L’organisation <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong><br />
publique incombe à Londres, où triomphe<br />
alors l’idéologie libérale, celle du libreéchange<br />
et du laisser-faire. Pour interférer<br />
le moins possible avec les lois du marché,<br />
le Premier ministre Robert Peel déci<strong>de</strong><br />
d’acheter en secret 100000 livres sterling <strong>de</strong><br />
maïs américain afin <strong>de</strong> fournir le marché<br />
irlandais en céréales au printemps 1846.<br />
Pour ce faire, les instances d’assistance<br />
publique locales doivent le vendre à prix<br />
coûtant. En outre, Peel réactive une<br />
politique <strong>de</strong> chantiers publics sur lesquels<br />
sont embauchés ceux qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt<br />
<strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>. Puis sous le gouvernement du<br />
libéral John Russell (1846-1852), l’ai<strong>de</strong><br />
étatique est réduite au strict minimum.<br />
L’ampleur <strong>de</strong> la catastrophe<br />
humaine a suscité nombre<br />
d’interrogations sur la responsabilité<br />
<strong>de</strong>s dirigeants britanniques.<br />
Combien d’Irlandais les gouvernants<br />
auraient-ils pu sauver ?<br />
Un <strong>de</strong>s premiers à avoir accusé les Britanniques <strong>de</strong><br />
« génoci<strong>de</strong> » fut John Mitchel, journaliste et historien<br />
qui participa au soulèvement nationaliste <strong>de</strong> la Jeune-Irlan<strong>de</strong><br />
en 1848. Sa déclaration sur la culpabilité <strong>de</strong>s Britanniques<br />
en 1860 dans La Dernière Conquête <strong>de</strong> l’Irlan<strong>de</strong> (sans doute)<br />
est <strong>de</strong>meurée célèbre : « Certes le Tout-Puissant nous a frappés<br />
du mildiou mais ce sont les Britanniques qui ont provoqué<br />
la famine. » Il accusait les Britanniques d’avoir continué<br />
à exporter <strong>de</strong>s céréales d’Irlan<strong>de</strong> pendant que le peuple<br />
mourait <strong>de</strong> faim. Le courant historiographique<br />
dit « révisionniste » n’a, lui, <strong>de</strong> cesse, <strong>de</strong>puis<br />
les années 1930, d’insister sur les conditions<br />
économiques et sociales en Irlan<strong>de</strong> qui<br />
pouvaient expliquer l’impact <strong>de</strong> la famine<br />
et sa dimension régionale.<br />
Depuis les commémorations <strong>de</strong> 1995,<br />
<strong>de</strong>s historiens irlandais comme Peter Gray<br />
ou Cormac O Grada ont mis en valeur<br />
une interprétation plus nuancée.<br />
Peter Gray conclut ainsi que l’attitu<strong>de</strong><br />
britannique peut être qualifiée <strong>de</strong><br />
« négligence coupable ». En 1997,<br />
Tony Blair a fait <strong>de</strong>s excuses publiques<br />
au nom du gouvernement : « Que<br />
1 million <strong>de</strong> personnes soient mortes<br />
dans une nation qui comptait<br />
alors parmi les plus riches et les<br />
plus puissantes est toujours source<br />
<strong>de</strong> douleur quand nous nous le<br />
remémorons aujourd’hui. Ceux<br />
qui gouvernaient alors ont manqué<br />
à leurs <strong>de</strong>voirs. »<br />
révolutionnaire se renforce avec la création du Sinn<br />
Féin en 1905 et <strong>de</strong> l’IRA en 1919. A la veille <strong>de</strong> l’entrée<br />
en guerre du Royaume-Uni, en 1914, une loi prévoyant<br />
l’autonomie irlandaise (Home Rule) est votée<br />
par la Chambre <strong>de</strong>s communes. Mais son application<br />
est reportée à la fin du conflit. En avril 1916, las <strong>de</strong> la<br />
situation, les nationalistes irlandais lancent une insurrection<br />
: ce sont les « Pâques sanglantes ». Très vite<br />
réprimé, le soulèvement est un échec mais il provoque<br />
un retournement <strong>de</strong> l’opinion publique irlandaise en<br />
faveur <strong>de</strong>s nationalistes.<br />
SÉGRÉGATION SPATIALE<br />
De 1919 à 1921 a lieu un affrontement entre<br />
forces indépendantistes et britanniques, assorti d’une<br />
concurrence entre un gouvernement nationaliste<br />
officieux et l’administration britannique. Le traité <strong>de</strong><br />
Londres en décembre 1921 a pour but <strong>de</strong> mettre fin<br />
au conflit et prévoit la création <strong>de</strong> l’État libre d’Irlan<strong>de</strong>.<br />
Ainsi, l’Irlan<strong>de</strong> est coupée en <strong>de</strong>ux – car le Nord et le<br />
Nord-Est constituent l’Irlan<strong>de</strong> du Nord et continuent<br />
à appartenir au Royaume-Uni.<br />
En 1949, les 26 comtés qui forment l’Éire <strong>de</strong>viennent<br />
la République d’Irlan<strong>de</strong>. En Irlan<strong>de</strong> du Nord, la situation<br />
politique est <strong>de</strong> fait coloniale jusqu’aux années 1960<br />
avec une « minorité » protestante au pouvoir et une<br />
« majorité » catholique en position <strong>de</strong> faiblesse. Dans<br />
<strong>de</strong>s villes telles que Belfast et London<strong>de</strong>rry, la ségrégation<br />
spatiale entre quartiers « protestants » et « catholiques<br />
» sévit. Ces tensions divisent les « loyalistes », qui<br />
veulent <strong>de</strong>meurer britanniques, et les nationalistes<br />
irlandais, qui aspirent à la réunion <strong>de</strong> l’île et l’indépendance<br />
totale. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux camps s’affrontent pendant la<br />
pério<strong>de</strong> dite <strong>de</strong>s Troubles en Irlan<strong>de</strong> du Nord (1968-<br />
1998). Ces trente années <strong>de</strong> conflit ont entraîné la mort<br />
<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 3 000 personnes. En 1998, la signature du<br />
Good Friday Agreement pacifie l’Irlan<strong>de</strong> du Nord et lui<br />
accor<strong>de</strong> davantage d’autonomie politique. Néanmoins,<br />
le vote du Brexit pourrait voir une remontée <strong>de</strong>s tensions.<br />
En effet, 56 % <strong>de</strong>s Irlandais du Nord ont voté<br />
contre la sortie <strong>de</strong> l’Union en 2016.<br />
L’Irlan<strong>de</strong> a-t-elle été une colonie ? Depuis la fin<br />
<strong>de</strong>s années 1970, les chercheurs inspirés <strong>de</strong>s postcolonial<br />
studies continuent <strong>de</strong> défendre l’idée suivant<br />
laquelle l’Irlan<strong>de</strong> du Nord n’a pas encore achevé sa<br />
décolonisation. En réalité, jusqu’aux années 1920, l’Irlan<strong>de</strong><br />
n’est pas un partenaire égal dans le Royaume-<br />
Uni au même titre que le sont l’Écosse ou l’Angleterre.<br />
Toutefois, au vu <strong>de</strong> leur participation clé à l’œuvre<br />
coloniale pendant près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles, les Irlandais<br />
ne peuvent être réduits au statut exclusif <strong>de</strong> victimes<br />
<strong>de</strong> l’impérialisme britannique. n<br />
ALAMY/PHOTO12<br />
68 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77