Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

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# 35 MAARS//AAVRIL 2012 dossier Demandez à un étudiant de dresser l’aperçu d’une crise internationale et il essayera d’y répondre en s’appuyant sur ce qu’il semble savoir des théories acquises, des doctrines et de la realpolitik. Il y répondra sans doute avec aisance parce qu’il aura aussi le sentiment d’appartenir à une société transnationale, mondialisée et qui fait de lui à la fois un spectateur et un acteur concerné par les enjeux globaux. Demandez encore à ce même étudiant qui n’a jamais été privé de liberté et de dignité d’aborder la perte de l’individualisation en milieu carcéral. Vous constaterez qu’il lui est d’abord impossible d’y répondre parce que ni la pratique, ni la théorie ne le lui permet. Le Génépiste face au concept énigmatique de la « dépossession de l’être » Si la contrainte l’y incite, voilà d’abord ce qui lui semblera de la chose : l’emprisonnement d’un individu induirait une dépossession de soi qui n’est pas seulement physique mais aussi morale. N’étant alors pas certain de ces propos, l’étudiant ouvrira alors le dictionnaire, qu’il n’ouvre jamais, pour enfin lire que l’absence d’individualisation est « le fait d’être dépossédé de son individualité », la-quelle renvoie à « ce qui constitue ou personnalise l’individu ». L’étudiant restera perplexe en se demandant alors ce qui fait de lui un individu – question qui n’a jamais heurté son esprit depuis sa naissance. Après une longue réflexion, il déduira que ce qui le constitue renvoie finalement à sa qualité d’être-un-humain, sa conscience, les spécificités qui le distinguent d’autrui, sa dignité et l’exercice libre de ses droits naturels. À ce même instant, il finira par être effrayé à l’idée de perdre cela : son être si cher… L’étudiant fermera les yeux pour s’imaginer le tableau d’un prisonnier recroquevillé dans sa cellule et mu par ce même sentiment. Au plus profond de son esprit, il tentera de se projeter tellement fort qu’il s’oubliera – alors obsédé à l’idée d’être habité par ce détenu imaginaire. Malgré son profond désir d’empathie, il ne parvient toujours pas à comprendre ce qu’est la perte de l’individualisation. Frustré et désespérément sans réponse, sa qualité de Génépiste l’incitera à adopter en dernier recours la Le risque de se substituer à la parole du prisonnier 22 Par Andrée Ntore, du GENEPI-Lyon voie du rationalisme : indexer non plus simplement l’individu emprisonné mais les contraintes d’un environnement qui s’imposent à lui. Il mettra en relief le rapport du fort contre le faible : l’instauration d’un sous-droit risquant en toute impunité de porter atteinte aux principes fondamentaux de la personne incarcérée. Un système habilité à faire appliquer des décisions coercitives internes (par exemple : sanctions disciplinaires, contrôles arbitraires, abus d’autorité) à l’encontre des détenus – et ce, dans la plus forte négligeance des droits de l’Homme et des conditions de vie décentes. « La réalité ne s’invente guère, se dira l’étudiant en lui-même, la jurisprudence européenne témoigne déjà de nombreuses atteintes dans les prisons françaises ». Dans sa logique, l’étudiant arrivera alors à la conclusion révoltante que le système est ficelé de telle sorte que le prisonnier ne soit plus – ou difficilement – en mesure de se revendiquer en tant que personne. Cherchant à briser les frontières entre société libre et société emprisonnée, le Géné- DEMANDEZ À UN ÉTUDIANT QUI N’A JAMAIS ÉTÉ PRIVÉ DE LIBERTÉ ET DE DIGNITÉ D’ABORDER LA PERTE DE L’INDIVIDUALISATION EN MILIEU CARCÉRAL. VOUS CONSTATEREZ QU’IL LUI EST IMPOSSIBLE D’Y RÉPONDRE PARCE QUE NI LA PRATIQUE, NI LA THÉORIE NE LE LUI PERMET. piste se conforte alors à l’idée d’avoir la qualité légitime de faire du caractère isolé du moi un intérêt collectif. L’affirmation de soi-même par la parole Pourtant, le fait de généraliser une cause revient-il à nier l’individualité de chacun ? De même, peut-on qualifier l’ensemble des groupes associatifs comme une fidèle représentation du milieu carcéral ? Pour Alain Cangina, Président de l’association Renaître 1 , « quiconque peut effectivement avoir une vision politique de la prison ». Il ajoute néanmoins que « sans jamais avoir vécu la détention », il faudrait écarter la prétention revendicative – souvent mise en avant – qui est de « parler à la place des prisonniers ». En indexant alors la posture du GENEPI parmi tant d’autres, son engagement le pousse à conclure qu’il est préférable que « chacun parle de sa propre place ». On comprendra mieux en quoi le GENEPI n’a manifestement pas vocation a être un porte-parole des sans-voix, sinon un témoin actif d’une réalité affichée émanant de la prison. Dans sa quête contre l’exclusion, il se révèle ainsi comme une parcelle d’échange et d’écoute au sein d’une société
DR Andrrééee NNttoore divisée et fragmentée. Ces réflexions nous ont ultérieurement poussé à apporter un regard alternatif aux modalités représentatives des sociétés 2 . La recherche d’un équilibre entre vécu et empathie n’est pas toujours une démarche systématique pour des acteurs étrangers à la situation et ce, dans la mesure où l’environnement carcéral le permet difficilement. Pour sa simple particularité d’être excentré, enclavé et ficelé, les projections mentales qui s’en dégagent sont souvent sélectives, biaisées – à défaut d’être intéressées. Difficile alors d’en faire une parfaite illustra- 23 « Nouss nnee ssoommmmess rriieenn.. » «« NNouus nnee ssoommmmess quu’uunn moyyeenn d’’eennrriicchiissseemeennt ppour leess eentreepprriisseess prrivééeess. »» «« TToout cee qquuee ttu as aappprriis deehhoorrs nnee vvauut ppaass een prriisoonn.. »» « Icci, jee nnee ssuiiss ppaas uunne ppeerssoonnne.. »» « LLorsqquee jje suis aarriivé,, uunn grraaddéé m’’a inviitéé danns soon buureauu ppoouurr mm’’exxplliquuer lless règgllees inttériieureess à laa pprissoon.. UUnne foois finii,, jee lui aii ttendu maa mmainn et iill m’a rrééppoonnddu :: ““NNoonn jjee nnee ppeeuuxx ppaass vvoouuss sseerrrreerr llaa mmaaiinn””.. ÀÀ ce mmoomennt, j’’aii coompprriis quu’eenn priissonn,, jee nee sseeraii plluuss ppeerrsonnne. Less rréégglemenntss iinttéérieurss viiennneentt ccoonnfirrmmeer ceettee coondditioonn.. » 33 tion si bien qu’au final, subsiste ce risque perpétuel de voir surgir la primauté des idéaux sur une réalité ignorée. Si se dire porteur d’une cause demande avant toute chose de faire preuve de modestie, cela induit qu’il faudrait commencer à renoncer à la substitution de l’être dépossédé et imbu de sa personne. L’enjeu réel n’est-il pas au final de permettre à la personne emprisonnée de reprendre ce qui lui a été confisqué (?) : l’exercice libre d’une parole vectrice de ses préoccupations primaires. NOTES 1. Renaître est une association française à but non lucratif composée majoritairement d’anciens détenus. Son action est fondée sur une justice résiliente et réconciliante. Voir le témoignage d’Alain Cangina page 29 de ce numéro. 2. Joël Charbit, Samia Chakrar, « “L’indignité de parler pour les autres” : autour de la question des “porte-paroles” dans le champ de la prison » dans L’expression collective des personnes incacérées, Le Passe-Murailles, septembre-octobre 2010, p. 60- 65. 3. Propos de personnes détenues recueillis dans le profond respect de leur anonymat. ## 3355 MMAARRSS//AVVRRIILL 2201122
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