Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
DR L<strong>au</strong>rreenntt JJaaccqqua<br />
rière celle-ci, celle de leurs origines, ils s’en persuadent responsables.<br />
L’incarcération s’inscrit dans un parcours <strong>au</strong><br />
cours duquel l’acteur a le sentiment d’avoir été dépassé<br />
par les événements 8 . Elle touche à son individualité<br />
puisque, paradoxalement, l’acteur se <strong>trou</strong>ve dépossédé de<br />
toute <strong>au</strong>tonomie et de toute indépendance mais est malgré<br />
tout sommé de se responsabiliser. Il en découle une<br />
tendance à l’infantilisation propice, selon les psychanalystes,<br />
<strong>au</strong> sentiment de honte.<br />
Ainsi, rien d’étonnant à ce qu’en milieu carcéral,<br />
la honte naisse d’une acceptation de la réprobation d’<strong>au</strong>trui<br />
: « l’instance du surmoi intériorisée s’égalise avec les<br />
figures d’<strong>au</strong>torité morale susceptibles d’exprimer des<br />
reproches » 9 . Ce sentiment implique que le sujet prenne à<br />
cœur le jugement réprobateur porté sur lui – bien fondé<br />
ou non. La prison, en tant qu’institution totale 10 , ne fait<br />
donc que « transposer », voire exacerber <strong>au</strong> cœur de la<br />
détention, les inégalités sociales et les capacités d’initiative<br />
à l’œuvre à l’extérieur de la prison. La résonance en<br />
milieu carcéral est d’<strong>au</strong>tant plus forte que les détenus sont<br />
plus vulnérables <strong>au</strong>x sentiments de dénigrement de soimême<br />
et donc, parfois, de honte.<br />
D’<strong>au</strong>tres philosophes permettent de mieux comprendre<br />
comment l’exclusion par l’incarcération est fortement<br />
productrice d’un sentiment de honte, légitime ou<br />
non. Hegel prône un concept du moi comme identité de<br />
l’universel et du singulier basée sur une reconnaissance<br />
réciproque, c’est-à-dire que l’identité du moi n’est possi-<br />
27<br />
ble que grâce à l’identité<br />
de l’<strong>au</strong>tre qui me reconnaît,<br />
identité elle-même<br />
dépendant de ma propre<br />
connaissance 11 . Des philosophes<br />
de l’école de Francfort,<br />
dont Jürgen Habermas<br />
12 , se réclament d’une<br />
philosophie sociale où la<br />
reconnaissance de l’individu<br />
est nécessaire pour<br />
qu’il puisse se penser sujet<br />
de sa propre vie. On constate<br />
alors le pouvoir désocialisant<br />
de la prison à travers<br />
l’utilisation de la honte<br />
comme dénigrement de<br />
l’individu. À travers ce processus<br />
de rejet par la<br />
honte, la personne détenue voit disparaître la reconnaissance<br />
d’elle-même, en tant que sujet social, par les <strong>au</strong>tres<br />
et par elle.<br />
Le fait que ce sentiment de honte ne repose pas<br />
nécessairement sur la f<strong>au</strong>te commise peut s’expliquer. À la<br />
différence du sentiment de culpabilité, qui suppose une<br />
intériorisation avec un regard de soi à soi, la honte<br />
implique la présence d’<strong>au</strong>trui, qu’il soit présent ou imaginé<br />
par la personne incarcérée 13 . L’incarcération ne vient<br />
pas consacrer une f<strong>au</strong>te qui marquerait l’accès à un sentiment<br />
de culpabilité et le début d’une préparation à une<br />
« réinsertion » quelconque, mais vient plutôt prolonger<br />
une trajectoire de « galère » 14 . La personne incarcérée a<br />
rarement la possibilité de s’interroger sur la justification<br />
de la sanction en fonction de la f<strong>au</strong>te commise, car trop<br />
souvent prédomine dans la sanction la volonté affichée<br />
d’exclure l’être considéré comme déviant.<br />
La culpabilité socialise alors que la honte désocialise. Ce<br />
rapport à l’<strong>au</strong>tre engendre un phénomène qui contamine<br />
jusqu’à la famille de la personne condamnée 15 . Après leur<br />
sortie de prison, les relégués ont conscience du rejet qu’ils<br />
suscitent, non seulement dans la société, mais également<br />
dans leur propre famille, et certains en viennent à se dénigrer<br />
: « Quand on est relégué, on n’est plus un homme ;<br />
après cela, on ne se relève pas » 16 .<br />
Ainsi, <strong>au</strong>-delà de la condamnation à une peine comme<br />
source de ce sentiment négatif, Vincent G<strong>au</strong>lékac, sociologue<br />
clinicien, décrypte la honte sociale éprouvée par<br />
## 3<strong>35</strong>5 MMAARRSS/AVRRILL 2201122