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Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

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« La prison, c’est toujours un choc,<br />

une sorte d’anéantissement »<br />

Comme il est difficile de concentrer dans une forme<br />

fixe ce glissement des choses qui caractérisent<br />

toute vie. Comment réaliser cet équilibre : adapter<br />

toujours <strong>au</strong> sens le mot juste et donner <strong>au</strong> mot son juste<br />

sens ? En effet, si je qualifie mon expérience de peu importante,<br />

je ne prends ce mot là qu’<strong>au</strong> sens relatif, par opposition<br />

<strong>au</strong>x drames grandioses qui influencent des destinées<br />

et des peuples entiers.<br />

Sur les dix années de réclusion criminelle dont<br />

j’<strong>au</strong>rai écopées, j’en <strong>au</strong>rai passé presque cinq à la maison<br />

d’arrêt de Saintes, en Charente-Maritime. Soit le temps<br />

qu’<strong>au</strong>ra duré mon instruction – qui fut longue et<br />

tatillonne –, puis mon jugement, avant que d’être expédié<br />

manu-militari à la centrale pénitentiaire de Saint-Martin<br />

de Ré.<br />

Sur ces presque cinq ans, j’en <strong>au</strong>rai passé quatre en « quartier<br />

d’isolement », normalement réservé <strong>au</strong>x punis, mais je<br />

voulais étudier. [J’y <strong>au</strong>rai passé un bac littéraire puis un<br />

DEUG de philo, créé un journal des détenus, l’Œilleton,<br />

gagné plusieurs prix littéraires ainsi que le Grand Prix de<br />

Poésie des Prisons de France 96, et participé en tant que<br />

guitariste, <strong>au</strong>teur, compositeur, à l’élaboration de deux<br />

Cds.] Et exigeais d’être seul en cellule. Coûte que coûte.<br />

Devant mon insistance et ma détermination qui faisait fi<br />

des menaces et mises en garde de tout ordre, le directeur<br />

de la maison d’arrêt finit enfin par accéder à ma demande<br />

et me fit placer en quartier d‘isolement, l’unique endroit<br />

de la prison, disait-il, où il y avait encore des cellules individuelles.<br />

On a be<strong>au</strong> être déjà passé « par-là » depuis<br />

même l‘adolescence, avoir connu « tout ça » en plus<br />

gl<strong>au</strong>que et misérable encore, la prison, c’est toujours un<br />

choc, une sorte d’anéantissement. Vous n’êtes plus rien.<br />

En prison, même les meilleurs sentiments ne<br />

résistent pas à la pourriture ambiante ; ses effluves délétères<br />

et entêtantes finissent par corrompre les plus résistants.<br />

Ici se cultive une détresse sans âge où l’espoir a des<br />

allures d’oubli ; où le temps s’écoule peut-être, mais en largeur<br />

plutôt qu’en longueur ; où l’arbitraire haineux de certains<br />

surveillants, résultant sûrement de la congruence<br />

d’origines malignes dont la bêtise, la cru<strong>au</strong>té et le sadisme<br />

sont les pierres angulaires, vous ratatine et vous fait plier<br />

– à moins qu’il ne vous tue. La personne détenue, du seul<br />

fait qu’elle soit un être humain, quelque chose lui est dû :<br />

un respect, un égard, quelque chose qui s<strong>au</strong>vegarde ses<br />

chances de faire d‘elle-même ce qu’elle est capable de<br />

devenir ; la reconnaissance d’une dignité qu’elle revendique<br />

parce qu’elle est seule à viser consciemment un<br />

futur. Le règne du mépris et de la force excluent toute idée<br />

65<br />

Par Patrick More<strong>au</strong>,<br />

ancien détenu,<br />

délégué sud-ouest<br />

pour l’association Renaître PJ2R<br />

de dignité ou d’égard.<br />

Réussir l’œuvre humaine qui le détermine et<br />

l’élève est le concept originel de la conscience de<br />

l’homme ; mais celle-ci se corrompt, s’abîme et s’étiole<br />

parce que l’aide qu’elle devrait obtenir, de façon légitime,<br />

ne provient que trop souvent d’<strong>au</strong>tres consciences viciées<br />

et elles-mêmes corrompues et qui ne font que l’avilir. Ainsi<br />

dépossédée de ses qualités humaines, devenue le rouage<br />

d’un destin qui lui échappe, engluée dans cette mécanique<br />

des souffrances, observée, critiquée, humiliée, la<br />

personne détenue porte en elle une hargne sourde et<br />

indéfinie dont elle meuble ce monde d’apparences, de<br />

regrets, d’amours frelatés, incertains et porteurs d’angoisse.<br />

Tout homme qui veut être un homme est<br />

reconnu comme tel ; s’il ne l’est pas, il préfère parfois mourir.<br />

À travers les récits innombrables de l’histoire carcérale,<br />

on peut suivre tous les efforts accomplis par l’État,<br />

soit, mais ceux-ci sont trop souvent incohérents, et toujours<br />

pervertis ou détournés de leur enjeu essentiel.<br />

L’exemple des tricheurs et du chacun pour soi que nous<br />

montre continûment nos gouvernants stipendiés et corrompus<br />

ne s<strong>au</strong>rait perdurer ainsi infiniment pour le plus<br />

grand malheur d’une population carcérale méprisée,<br />

humiliée, abusée et marquée <strong>au</strong> fer. La prison est un nonsens<br />

; tout pour le pire et le moins bon. Sans doute f<strong>au</strong>drait-il<br />

que les individus en charge de Morale, et qui la<br />

constitue, soient déjà chacun une forte architecture pour<br />

que l’ensemble qu’ils composent ne soit pas qu’une<br />

inquiétante, absurde et cruelle caricature.<br />

Une évasion réussie ne l’est qu’à l’intérieur de<br />

soi-même. Ce long et lent entraînement à l’absence décultive<br />

nos faiblesses. La force, en culte, devient une région<br />

où se réfugier. Oh, je ne crains pas d’oublier, ne fût-ce<br />

qu’une seconde, ce passé si lourd de conséquences ; je n’ai<br />

pas besoin de repère, de pierre milliaire pour refaire pas-àpas<br />

dans ma mémoire le chemin de ces années-là, mais je<br />

sais que je suis devenu un <strong>au</strong>tre homme, avec d’<strong>au</strong>tres<br />

sens, une <strong>au</strong>tre émotivité, une conscience plus aigüe.<br />

Évidemment, je n’ose pas prétendre que je suis devenu un<br />

homme meilleur : je sais seulement que je suis plus heureux,<br />

parce que j’ai donné, en quelque sorte, un sens à ma<br />

vie qui, <strong>au</strong>trefois, était froide et inerte, un sens que je ne<br />

puis désigner <strong>au</strong>trement que par le mot même de « vie ».<br />

## 3<strong>35</strong>5 MMAARRSS/AVRRIILL 2201122

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