Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
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« Mais la vie d’un t<strong>au</strong>lard !<br />
Peuh ! Ça ne compte pas ! »<br />
En 1955, la revue Esprit choisissait de consacrer une<br />
de ses publications <strong>au</strong>x prisons. En ouverture, ceci :<br />
« Le prisonnier prend la parole » 1 . Défilaient ensuite<br />
des textes et témoignages de prisonniers tous publiés<br />
sous anonymat. L’initiative d’une telle publication a de<br />
quoi surprendre, certainement rare pour l’épo-que, d’<strong>au</strong>tant<br />
que ni le Groupe Information Prison, ni le Comité<br />
d’Action des Prisonniers – et, a fortiori, son journal – ne<br />
résonnaient dans l’espace public.<br />
Mais à l’heure où le <strong>Passe</strong>-<strong>Murailles</strong> laisse une<br />
place <strong>au</strong>x témoignages, sur un sujet ô combien délicat,<br />
l’étonnement est encore plus vif à comparer les deux lectures.<br />
À la première, les descriptions de vies des prisonniers<br />
dans les années cinquante s’enchaînent <strong>au</strong> gré d’<strong>au</strong>tobiographies<br />
ou de journ<strong>au</strong>x intimes. Aucun thème n’a<br />
été donné ni suggéré avant de recueillir ces témoignages<br />
mais tous expriment, à leur manière, les répercussions<br />
physiques, morales et intimes de l’enfermement.<br />
En cinquante ans, les épreuves semblent inchangées malgré<br />
les évolutions du système carcéral. Qu’il s’agisse du<br />
désespoir ravageur, de la solitude, de la sempiternelle<br />
fouille à nue ou encore du « traitement » humiliant, parfois<br />
différencié, dont la métaphore animalière est bien<br />
connue 2 , la dignité et l’humiliation sont toujours <strong>au</strong>tant<br />
questionnées. En faisant abstraction des dates, il est significatif<br />
de voir que les paroles, les ressentis ou les plaintes<br />
se recoupent. L’humiliation et la honte, parties intégrantes<br />
de la peine, seraient-elles intemporelles ?<br />
Ainsi, il n’est pas question par les extraits qui suivent<br />
de s’abandonner <strong>au</strong> pathos mais seulement d’exhumer<br />
les mots qui font écho <strong>au</strong>x témoignages exprimés<br />
dans ce <strong>Passe</strong>-<strong>Murailles</strong>.<br />
« Qui se <strong>trou</strong>ve armé pour cette rupture avec<br />
tout ? Seuls, sans doute, les vieux durs à cuire, les “chev<strong>au</strong>x<br />
de retour”. Pour tout <strong>au</strong>tre s’ouvre un drame conjugal<br />
et familial d’abord, – la plus dure sanction, celle que la<br />
loi n’a pas prévue parce qu’elle ne traite de l’homme<br />
qu’abstraitement. À cette souffrance s’ajoute celle d’une<br />
solitude peuplée » 3 .<br />
« Plus <strong>au</strong>cun respect pour l’individu. Nous<br />
sommes <strong>au</strong> ban de la société quoique pas encore<br />
condamnés » 4 .<br />
89<br />
« Ces lignes sont écrites par un homme en prison, sans<br />
souci de justification. J’ai commis un crime de droit commun.<br />
Il est bon, <strong>au</strong> nom de la loi et <strong>au</strong>x yeux des hommes,<br />
que je sois emprisonné. Mais peut-être est-il bon, également,<br />
que l’on sache mieux à l’extérieur, ce que peut<br />
signifier, en 1954, le fait d’être emprisonné, et que l’on<br />
puisse se demander si la détention, en France, actuellement<br />
une punition – et, dans ce cas, de quoi ? – ou si elle<br />
permet une rééducation, – et de qui ? et par quels<br />
moyens ? » 5 .<br />
Ce sont également les « derniers outrages »,<br />
c’est-à-dire les fouilles, que l’on décrit avec la pesante relation<br />
« maton »-détenu qui s’inst<strong>au</strong>re durant ces quelques<br />
instants, maints fois évoquée dans nos témoignages.<br />
Enfin, l’épisode de la rage de dents évoqué précédemment<br />
souligne <strong>au</strong> travers des décennies le problème de<br />
l’accès <strong>au</strong>x soins. En cas d’urgence, un remède universel,<br />
l’aspirine ! « Si vraiment vous êtes presque canné (mort)<br />
on se décidera à appeler le toubib, qui arrivera une ou<br />
deux heures plus tard et décidera de votre transfert à<br />
Fresnes. Les trois quarts du temps, il est trop tard mais la<br />
vie d’un t<strong>au</strong>lard ! peuh ! ça ne compte pas ! » 6 .<br />
Par les contributions différentes des témoignages,<br />
ce <strong>Passe</strong>-<strong>Murailles</strong> entendait proposer modestement<br />
d’<strong>au</strong>tres regards et déplacer certains questionnements.<br />
Cela implique un balancement continuel entre la<br />
sur-intellectualisation du sujet et le brassage d’idées<br />
déconnectées de la réalité. Le point d’équilibre n’est pas<br />
simple à <strong>trou</strong>ver, et peut-être f<strong>au</strong>t-il avant tout, pour parvenir<br />
à un juste rôle de témoin, que les génépiste que<br />
nous sommes s’interrogent de manière réflexive sur leur<br />
posture, ce que nous a si bien proposé Andrée Ntore. Plus<br />
largement, cette revue ne se veut pas simple porte-parole<br />
des prisonniers, en l’occurrence anciens prisonniers, mais<br />
un espace de points de vues croisés. Espérons qu’elle soit<br />
accueillie ainsi, <strong>au</strong>jourd’hui comme demain.<br />
NOTES<br />
Par Manon Ve<strong>au</strong>dor<br />
1. Revue Esprit, « Le monde des prisons », 1955 (23).<br />
2. « Malheureusement, f<strong>au</strong>te de certificat de travail et avec mon pedigree, je suis voué<br />
à crever de faim et à voir les miens souffrir. » Ibid., p. 518.<br />
3. Ibid., p. 507.<br />
4. Ibid., p. 501.<br />
5. Ibid., p. 500-501.<br />
6. Ibid., p. 500.<br />
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