Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
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# <strong>35</strong> MMAARS/AVRIL 2012<br />
dossier<br />
Après l’incarcération,<br />
l’humiliation perdure-t-elle ?<br />
La détention et la libération sont souvent considérées<br />
comme deux processus distincts de la vie d’une personne<br />
ayant connu l’incarcération. Néanmoins, de<br />
nombreux phénomènes nous amènent à remettre en<br />
question ce constat et à penser que ces deux processus<br />
sont étroitement liés.<br />
« Il f<strong>au</strong>t lire l’étonnement et la surprise face à la<br />
prison contemporaine résultant d’un déf<strong>au</strong>t de mémoire<br />
de nos sociétés. Elle se révèle être un des lieux les plus<br />
soumis à l’amnésie sociale. En ce sens, on peut dire<br />
qu’elle est un <strong>trou</strong> de mémoire ; de même qu’un ancien<br />
détenu doit masquer ses années d’incarcération sur un<br />
curriculum vitae, de même nous faisons en sorte de gommer<br />
le plus possible le problème des prisons dans la vie<br />
sociale » 1 .<br />
La prison est donc souvent considérée comme<br />
un <strong>trou</strong> noir de la vie sociale. Or, pour les personnes incarcérées,<br />
il n’en est rien, que ce soit pendant leur incarcération<br />
ou à leur sortie. En effet, dans la biographie des individus,<br />
la prison est tout s<strong>au</strong>f un <strong>trou</strong> noir. Pendant la<br />
détention, il s’agira de garder le lien avec l’extérieur et, à<br />
la sortie, de re<strong>trou</strong>ver ce lien. C’est la société qui va créer<br />
ces ruptures continuelles dans la vie des individus.<br />
Dès lors que la carrière déviante 2 , si l’on peut parler en ces<br />
termes, est interrompue par la justice, l’individu rencontre<br />
une succession de ruptures mise en place par la société.<br />
Effectivement, dès les premiers instants du processus<br />
pénal, notamment à travers le jugement, la justice va marquer<br />
une rupture avec la carrière dans le sens où celle-ci<br />
sera considérée comme déviante vis-à-vis des normes<br />
sociétales alors qu’elle ne l’était pas nécessairement pour<br />
l’individu. L’incarcération, quant à elle, constitue une rupture<br />
entre le condamné et la société (que ce soit la société<br />
dans son ensemble ou la société du condamné – <strong>au</strong>trement<br />
dit sa famille, ses amis, etc.). Celle-ci est également<br />
une rupture avec le mode de vie, les normes et valeurs de<br />
l’individu avant son incarcération ; il devra, dès lors, s’habituer<br />
à la vie en prison.<br />
La dernière rupture que nous pouvons mettre en lumière<br />
ici sera celle de la libération. En effet, de nouve<strong>au</strong>, le<br />
détenu va devoir se plier <strong>au</strong>x conditions de vie dans la<br />
société extérieure alors même qu’un certain mode de vie<br />
s’est mis en place pendant la détention.<br />
72<br />
Par Élodie Morvand,<br />
du GENEPI-Lille<br />
« MMaaiiss,, eennffiinn,, oonn nnee ssoorrtt ppaass ccoommpplléétteemmeenntt ddee llaa pprriissoonn……<br />
cc’’eesstt uunnee ppéérriiooddee,, cc’’eesstt ppaass rriieenn.. »<br />
Témoignage d’une ancienne détenue<br />
LES IMPACTS DIRECTS : LA « PRISONISATION »<br />
Assurément, les personnes incarcérées sont<br />
toutes marquées par la vie en détention, on parlera alors<br />
de « prisonisation ». La prisonisation est définie par Donal<br />
Clemmer : « de la même manière que nous employons le<br />
terme américanisation pour décrire, à un degré plus ou<br />
moins fort, l’adaptation des étrangers <strong>au</strong> mode de vie<br />
américain, nous utilisons le terme de “prisonisation” pour<br />
décrire l’adaptation plus ou moins importante des<br />
manières de faire, des habitudes et de la culture de l’établissement<br />
pénitentiaire ». Pour lui, les indicateurs de l’assimilation<br />
d’une telle culture pour un détenu sont « l’acceptation<br />
d’une position inférieure, l’accumulation des<br />
savoirs concernant l’organisation de la prison, le développement<br />
des nouvelles manières de manger, de s’habiller,<br />
de travailler, de dormir, l’adoption d’un langage local,<br />
l’acceptation de l’idée que l’environnement ne s<strong>au</strong>rait<br />
pourvoir <strong>au</strong>x besoins personnels… » 3 .<br />
Ce phénomène touche la plupart des personnes incarcérées<br />
et les poursuit souvent à leur sortie. Les actes infantilisant<br />
les détenus pendant la détention les amènent à<br />
oublier les gestes quotidiens. C’est pourquoi un geste<br />
simple tel qu’ouvrir une porte, qui peut nous paraître<br />
commun et banal, deviendra un geste à réapprendre<br />
après la détention.<br />
« Quand vous arrivez dans un appartement, que vous<br />
n’êtes plus incarcérée, vous avez votre <strong>trou</strong>sse<strong>au</strong> de clés,<br />
vous ouvrez votre porte quand vous voulez, vous la fermez<br />
quand vous voulez. Vous mangez à l’heure que vous<br />
voulez, vous mangez CE que vous voulez, vous allez à<br />
votre boîte <strong>au</strong>x lettres, ce n’est plus les surveillantes qui<br />
vous amènent le courrier. On n'est plus tenu à des<br />
horaires, on n'a plus d’obligations, on est libre quoi, on<br />
est responsable de sa personne, on fait ce qu’on veut...<br />
C’est vrai que c’est marquant <strong>au</strong> début, ça fait drôle de<br />
fermer sa porte derrière soi. Et puis ne pas se dire : c’est<br />
l’heure de la promenade, c’est l’heure de rentrer de promenade...<br />
Là, je n’ai pas d’heure, si j’ai envie de sortir, je<br />
sors, je sors à l’heure que je veux, je rentre à l’heure que<br />
je veux. C’est un fait marquant quand on sort de prison.<br />
C’est appréciable. » (Catherine, ancienne détenue) 4