27.06.2013 Views

Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

çons, la plupart des infractions reprochées ne sont donc pas<br />

source de honte, ni face à leurs pairs, ni face <strong>au</strong>x adultes qui<br />

les gardent, mais <strong>au</strong> contraire le signe de leur appartenance<br />

<strong>au</strong> groupe de jeunes ». Ces jeunes n’attribuent donc pas à<br />

leurs actes la valeur négative qui leur est communément<br />

accordée <strong>au</strong> sein de la société.<br />

Un déviant arrive <strong>au</strong> deuxième stade lorsque la transgression<br />

devient régulière. Cela correspond exactement à ce que<br />

décrit François plus h<strong>au</strong>t. Le délinquant est alors à un<br />

moment d’engagement. Il lui devient de plus en plus difficile<br />

de faire machine arrière. Il doit alors apprendre tous les<br />

codes informels de son nouve<strong>au</strong> groupe d’appartenance.<br />

C’est le moment de la socialisation. Ce concept très classique<br />

de sociologie désigne l’incorporation des normes et<br />

valeurs d’un groupe. C’est dans ce sens que l’on peut définir<br />

la prison comme un lieu de socialisation secondaire (par<br />

opposition à la socialisation primaire ayant lieu dans l’enfance).<br />

Enfin, le déviant atteint la quatrième étape de sa carrière<br />

lorsqu’il est officiellement défini et reconnu comme déviant,<br />

non seulement par ses pairs, mais également par l’ensemble<br />

de la société. C’est ce rôle précis que remplit la peine de prison.<br />

À ce moment-là, il est difficile de faire machine arrière.<br />

Pour les détenus qui ont suivi un tel parcours, il est illusoire<br />

de croire que la prison peut réinsérer. Cela impliquerait de<br />

les acculturer, de leur faire oublier tout ce qu’ils ont appris et<br />

intégré <strong>au</strong> cours de leur carrière ; car la prison n’est pas, la<br />

plupart du temps, un simple accident de parcours. Elle n’est<br />

qu’une partie d’un processus qui commence très tôt et<br />

passe notamment par la relégation dans un habitat<br />

dégradé, les discriminations, l’exclusion. François Dubet<br />

estime que cette situation provoque chez ces jeunes une<br />

« rage » 5 , qui ne peut être apaisée par les maigres moyens<br />

dont disposent actuellement les prisons.<br />

Cette idée peut être rapprochée du travail de<br />

Thomas S<strong>au</strong>vadet 6 sur la vie de banlieue. Il dresse une typologie<br />

des jeunes de la cité et dégage quatre groupes hiérarchisés.<br />

Les « ch<strong>au</strong>ds » sont <strong>au</strong> sommet. Ils sont en « pôle<br />

position » dans la rue, mais pas ailleurs ; leur fort « capital<br />

guerrier » leur permet de compenser un faible capital économique<br />

et culturel (leurs parents sont souvent p<strong>au</strong>vres, ils<br />

font des études brèves et marquées par l’échec). La notion<br />

de « capital » vient du sociologue Pierre Bourdieu et désigne<br />

une ressource mobilisable par les individus pour parvenir à<br />

leurs fins. Les différents capit<strong>au</strong>x peuvent se combiner. Ces<br />

« ch<strong>au</strong>ds » ont souvent vécu une socialisation difficile. C’est<br />

dans la rue qu’ils <strong>trou</strong>vent un moyen de se construire une<br />

identité positive, qui passe par l’opposition, la rébellion, la<br />

45<br />

violence verbale et physique.<br />

Cette identité a cependant un coût important : les « ch<strong>au</strong>ds »<br />

ne correspondent pas <strong>au</strong>x standards de la société. Ils ne<br />

peuvent pas accepter l’<strong>au</strong>torité sans perdre la face à l’égard<br />

de leurs pairs. Ceux qui veulent à tout prix maintenir cette<br />

identité ont du mal à occuper un emploi, à accepter la position<br />

de subordonné ; ils sont souvent conduits sur les chemins<br />

de la délinquance et donc de la prison, qui ne constitue<br />

pourtant pas à leurs yeux une honte mais bien un fait<br />

d’armes, un objet de fierté. Catherine Baker 7 explique ainsi :<br />

« Les “délinquants” revendiquent leur entrée en prison<br />

comme l’intronisation dans le monde des durs. Bien sûr,<br />

c’est souvent de la frime. Mais, dans les milieux de la délinquance,<br />

c’est une question de dignité que de savoir se montrer<br />

be<strong>au</strong> perdant. »<br />

Tous les jeunes de banlieue ne connaissent évidemment<br />

pas ce parcours. Tous les anciens détenus ne sont<br />

pas non plus happés par des milieux délinquants. Cependant,<br />

l’idée d’une fierté liée à la prison est à la fois dérangeante<br />

et inquiétante. Elle est le signe d’une faillite de notre<br />

système juridique, et, plus largement, de notre société. En<br />

effet, elle n’est possible que parce que les détenus concernés<br />

sont désaffiliés (c’est-à-dire isolés et coupés de toute<br />

relation) ou insérés dans des sous-groupes défavorisés, dont<br />

les normes ne correspondent pas à celle de la société dans<br />

son ensemble. Ce sont des déçus ; une telle fierté témoigne<br />

en effet d’un manque de confiance des individus dans le<br />

système mais <strong>au</strong>ssi de l’impossibilité pour certains de se<br />

construire une identité positive à d’<strong>au</strong>tres endroits, pour<br />

d’<strong>au</strong>tres motifs. Elle concerne souvent des individus qui ont<br />

connu un grand échec scolaire, qui parfois se sont socialisés<br />

dans la rue. Ceux-là ont souvent le sentiment de ne pas avoir<br />

eu le choix de leur trajectoire. Si choix de la déviance il y a<br />

eu, c’est <strong>au</strong>ssi parce que les <strong>au</strong>tres possibilités apparaissaient<br />

minables et insatisfaisantes en regard des aspirations<br />

de ces jeunes (suscitées en partie par la société elle-même).<br />

Nous sommes face <strong>au</strong>x symptômes d’un problème majeur,<br />

dont les solutions apparaissent tout s<strong>au</strong>f évidentes, mais<br />

doivent être pensées selon une perspective plus large que<br />

celle de la prison.<br />

NOTES<br />

1. Stigmate (1963, traduction française de 197, Éditions de minuit.<br />

2. Outsiders. Études sociologiques de la déviance (1963, traduction française de 1985),<br />

Métailié.<br />

3. Gilles Chantraine, « Prison, désaffiliation, stigmates. L’engrenage carcéral de l’ “inutile<br />

<strong>au</strong> monde” contemporain », Déviance et Société, 2003/4, volume 27, pp. 363-387.<br />

4. Avoir seize ans à Fleury. Ethnographie d'un groupe de jeunes détenus, Seuil, 2008.<br />

5. La galère : jeunes en survie, Fayard, 1987.<br />

6. Le capital guerrier, Armand Collin, 2006.<br />

7. Pourquoi f<strong>au</strong>drait-il punir ?, Éditions Tahin Party, 2004.<br />

## 3<strong>35</strong>5 MMAARRSS/AVRRILL 2201122

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!