Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
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« La seule façon d’arriver à garder sa dignité,<br />
c’est de se convaincre qu’un jour, on la re<strong>trou</strong>vera »<br />
Être incarcéré, c’est humiliant, ne serait-ce que parce<br />
qu’on est en situation d’exclusion et de discrimination.<br />
On est discriminé <strong>au</strong>x yeux de la société, mis sur<br />
le côté. On ressent très fortement cette exclusion, une fois<br />
que les portes se referment derrière nous. C’est très humiliant...<br />
Sans compter les fouilles à nu, sans compter les fois<br />
où on vous laisse seul pendant trois heures dans une salle<br />
d’attente, sans compter les premières démarches médicales<br />
que l’on vous fait subir à votre entrée en prison,<br />
quand on vous rentre un coton tige de sept à huit centimètres<br />
de long dans l’urètre...<br />
Je ne vais pas dire que c’est une volonté d’humilier la personne<br />
mais cela participe d’un processus inadapté, incohérent<br />
et qui fait peur. Vous avez peur quand, <strong>au</strong> quartier<br />
arrivants, on vous pose des questions sur vos pratiques<br />
sexuelles, pour savoir si vous avez des mœurs dans la<br />
norme ou pas.<br />
Quand je suis entré en prison, en<br />
1996, je suis resté pendant une<br />
semaine dans ce quartier arrivants.<br />
Le temps qu’on observe mon profil,<br />
qu’on décide dans quelle cellule on<br />
allait me mettre, avec quel type de<br />
co-détenu, qu’on me demande si je<br />
voulais bosser, faire une formation...<br />
Et, pendant ce temps-là, on fait le<br />
tour de votre psychologie, de votre sexualité, de vos<br />
crimes, de votre mentalité, de votre personnalité. C’est<br />
une espèce de viol qu’on vous fait subir. Ajoutez à ça le fait<br />
que votre nom disparaisse <strong>au</strong> profit d’un numéro d’écrou.<br />
On sent tout de suite qu’on se rapproche de l’état animal.<br />
Cela donne le la pour la suite...<br />
Et la seule façon d’arriver à garder sa dignité,<br />
c’est d’arriver à se convaincre qu’un jour, on la re<strong>trou</strong>vera.<br />
Mais <strong>au</strong>ssi de repousser notre seuil de tolérance à l’humiliation.<br />
C’est-à-dire qu’avant de rentrer, j’étais prêt à certaines<br />
choses pour garder ma dignité et j'ai bien compris<br />
qu’en prison, il allait falloir que je repousse ce seuil de<br />
tolérance. Parce que c’était un <strong>au</strong>tre monde, avec d’<strong>au</strong>tres<br />
codes ; il allait bien falloir que je m’y plie, sans quoi ça allait<br />
être encore bien plus compliqué pour moi.<br />
La première année, j’ai fait 1<strong>35</strong> jours de mitard.<br />
Dès le premier jour, je suis allé <strong>au</strong> mitard.<br />
J’ai été en mandat de dépôt pendant trois ans. Pendant<br />
ces trois ans, je n’avais <strong>au</strong>cune perspective de sortie, je<br />
savais juste que mon chef d’inculpation allait me valoir<br />
MA VIE, C’ÉTAIT LA PRISON. ET MES<br />
INTERLOCUTEURS PRIVILÉGIÉS, LES<br />
SURVEILLANTS. J’ÉTAIS DONC FORCÉ DE<br />
LES AIMER PARCE QUE C’EST EUX QUI<br />
M’OUVRAIENT LA PORTE ET<br />
M’OFFRAIENT LE PEU DE LIBERTÉ QUE JE<br />
POUVAIS TROUVER.<br />
39<br />
Par Karim Mokhtari,<br />
ancien détenu,<br />
« cciittooyyeenn aaccttiiff eett rreessppoonnssaabbllee »<br />
vingt ans, alors que je n’avais pas moi-même vingt ans !<br />
En plus, je n’étais pas assisté : ni mandat, ni parloir. Ma vie,<br />
c’était la prison. Et mes interlocuteurs privilégiés, les surveillants.<br />
J’étais donc forcé de les aimer parce que c’est<br />
eux qui m’ouvraient la porte et m’offraient le peu de<br />
liberté que je pouvais <strong>trou</strong>ver : aller chercher un se<strong>au</strong><br />
d’e<strong>au</strong> ch<strong>au</strong>de, profiter d’un petit moment pour aller à<br />
l’œilleton d’une <strong>au</strong>tre cellule demander une feuille à rouler<br />
ou un peu de tabac.<br />
De les aimer, par force... Parce que si on ne les aime pas, et<br />
qu’on leur fait ressentir, on ne bouge pas de la cellule,<br />
22h/24. Et en plus, on peut s’attendre, une fois de temps<br />
en temps, à un petit guet-apens.<br />
Mais, en même temps, on leur en veut à mort parce qu’ils<br />
nous enferment tous les jours et qu’ils brident notre<br />
liberté. Il y a un juste milieu, une sorte de manipulation ;<br />
on leur montre le visage qu’ils ont<br />
besoin de voir, on leur donne ce<br />
dont ils ont besoin, tout en profitant<br />
de ce qu’ils peuvent faire pour nous,<br />
en les envoyant à droite à g<strong>au</strong>che<br />
chercher des trucs...<br />
Pour moi, la pénitentiaire a<br />
deux missions principales : mettre<br />
les gens les plus dangereux à l’écart<br />
de notre société, et ça, ils savent très bien le faire – je crois<br />
même que c’est le cœur de leur métier. La deuxième<br />
chose, c’est de favoriser la réinsertion de ces gens. Pour ça,<br />
je pense que la pénitentiaire, et notamment le surveillant,<br />
qui est en bout de chaîne, ne sont pas du tout équipés, pas<br />
du tout motivés. Ils suivent une politique pénale qui les<br />
oriente ailleurs.<br />
Comme j’ai passé un certain temps en prison, j’ai rencontré<br />
des surveillants qui étaient pleins de bonnes intentions<br />
<strong>au</strong> début, mais qui ont ensuite fini par se ranger du<br />
côté de leur corporation, pour ne pas avoir à subir de<br />
conflits avec leurs collègues ou leur hiérarchie.<br />
Mais j’ai pu <strong>au</strong>ssi entretenir de très bonnes relations avec<br />
certains surveillants. Je connaissais le planning des surveillants<br />
sur le mois. Parfois, c’était même eux qui me<br />
demandaient quand est-ce qu’ils bossaient ! J’avais<br />
besoin de savoir quel surveillant serait à mon étage, tel<br />
jour, à telle heure. Pour me projeter, puisque ma vie était<br />
là-bas...<br />
Je me souviens d’un surveillant qui m’a demandé s’il pouvait<br />
regarder la Formule 1 dans ma cellule pendant que<br />
j’allais en promenade. J’ai accepté, à condition qu’il me<br />
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