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Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode

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« Une attaque en règle<br />

contre ma dignité »<br />

Une rage de dents. De celles qui vous font vivre la prison<br />

à la puissance mille. À s’en cogner la tête contre<br />

les murs. Pas de bouton d’appel ou de dispositif<br />

sophistiqué pour appeler le personnel surveillant. Il f<strong>au</strong>t<br />

glisser une feuille de papier dans l’interstice de la porte<br />

pour prévenir le surveillant que j’ai besoin de lui, qu’il me<br />

f<strong>au</strong>t aller à l’infirmerie pour prendre un calmant. Pas de<br />

réponse. Le couloir semble vide, pas l’ombre d’un surveillant.<br />

Je frappe à la porte régulièrement. Toujours pas de<br />

réponse.<br />

Le temps passe. Mais le mal, lui, ne passe pas. Je fais les<br />

cent pas dans la cellule, comme une bête dans sa cage.<br />

Impossible de lire, d’écrire, de me concentrer sur quoi que<br />

se soit. Le mal me dévore.<br />

Puis, un son <strong>au</strong> loin. Celui d’un <strong>trou</strong>sse<strong>au</strong> de clés virevoltant<br />

à la ceinture d’un surveillant. Il en arrive un. Enfin.<br />

Le surveillant s’approche, le son de ses clés se fait de plus<br />

en plus précis. Quinze mètres, dix mètres, enfin je pourrai<br />

aller chercher un médicament qui calme ma douleur.<br />

Cette douleur insupportable. Trois mètres... deux... je<br />

frappe à la porte trois coups « toc toc toc »... et dis « surveillant<br />

! ».<br />

Le surveillant passe devant ma porte sans s’arrêter et<br />

lance « entrez ! ».<br />

Toute personne détenue – ou ayant été détenue<br />

– pourrait raconter une multitude de récits de ce type.<br />

Témoignages d’un lieu où cohabite une humanité scindée<br />

en deux genres. Deux genres. Le surveillant et le surveillé.<br />

L’un, détenant l’Autorité. L’<strong>au</strong>tre, dépossédé de toute <strong>au</strong>torité<br />

sur <strong>au</strong>trui et sur lui-même. Les deux faces d’une même<br />

médaille. Avec, entre ces deux éléments constitutifs d’une<br />

même réalité, non pas seulement une porte, ou un mur<br />

épais, mais une « culture d’entreprise », une culture d’oppression.<br />

Deux siècles de logique répressive qui impactent<br />

le quotidien des personnes détenues d’une myriade<br />

de micro-agressions. En prison, la force de l’usage est un<br />

roule<strong>au</strong> compresseur que rien ne semble arrêter, ni même<br />

freiner. Seul un amarrage solide à des principes d’humanité<br />

et à une logique – sans concession <strong>au</strong>cune – à l’État<br />

de droit, à ses valeurs universelles pourraient faire barrage<br />

à cette culture, à ces us et coutumes carcér<strong>au</strong>x, qui réduisent<br />

les personnes détenues à n’être que des individus<br />

infériorisés.<br />

Combien de fois n’ai-je pas eu cette terrible sensation<br />

de ne plus m’appartenir, de n’être qu’un objet <strong>au</strong>x<br />

mains d’un système pour lequel je n’étais que quantité<br />

négligeable. Un tas de viande… rien de plus. Un tas de<br />

55<br />

Par Gabriel Mouesca,<br />

ancien détenu,<br />

militant pour les luttes anticarcérales<br />

viande posé là, dans 9m².<br />

Celles et ceux – dont j’étais – qui entrent en prison pleinement<br />

conscients de la richesse de leur identité d’être<br />

humain, et/ou de citoyen, vivent d’abord et avant tout la<br />

prison comme une attaque en règle contre leur verticalité,<br />

leur dignité. De cette dignité qui nous fait Homme.<br />

Et puis, il y a les <strong>au</strong>tres. Les légions d’entrants en<br />

prison qui vivent – dedans comme dehors – en dehors de<br />

ces considérations. Assommés par l’injustice. Anesthésiés<br />

par le trop plein de difficultés devenues insurmontables.<br />

Plongés, noyés, dans un océan de malheur. Pour eux, la prison<br />

n’est ainsi que le prolongement d’une vie en marge<br />

de la dite normalité. Cumulant tous les facteurs de p<strong>au</strong>vreté,<br />

ces hommes et ces femmes subissent la prison, son<br />

fonctionnement, ses règlements, ses us et coutumes,<br />

comme l’ouvrier peut vivre un « accident de travail ». La<br />

prison est pour ces gens-là une étape de plus dans la lente<br />

et inexorable descente <strong>au</strong>x enfers. Elle concourt à l’application<br />

d’une peine de mort sociale, ultime étape dans un<br />

processus de ségrégation socio-économique et politique.<br />

L’humiliation est-elle constitutive de la peine de prison ?<br />

La prison, dans son fonctionnement <strong>au</strong> quotidien, dans<br />

l’égrenage du temps qui passe, peut-elle ne pas générer<br />

d’humiliation, de ces blessures dont trop souvent on ne<br />

cicatrise pas ?<br />

La prison est une institution totalitaire. J’entends<br />

par là, que sa propre existence dépend de règles et d’une<br />

« culture » qui n’admettent <strong>au</strong>cune opposition organisée,<br />

et confisquent la totalité des éléments constitutifs de la<br />

dignité des personnes qu’elle domine. L’humiliation est un<br />

des leviers du totalitarisme. Humiliation, conséquence de<br />

l’incompréhension de la « logique pénitentiaire ». Humiliation<br />

face <strong>au</strong>x questions restant sans réponse, <strong>au</strong>x appels<br />

lancés sans échos. Aux attentes infinies. Comme s’ils<br />

gagnaient du temps en nous le faisant perdre. Humiliation<br />

toujours, face à cette sensation qui vous colle à la pe<strong>au</strong> dès<br />

lors que vous entrez en prison, de ne plus être respecté<br />

dans votre dignité, dans votre simple humanité. De ne<br />

plus être à un nive<strong>au</strong> d’égalité en droit face à un fonctionnaire,<br />

de ne plus faire partie de la même humanité. Car dès<br />

l’entrée dans ce monde, le processus de dépersonnalisation<br />

est engagé. Comme si la peine de prison ne pouvait<br />

<strong>trou</strong>ver sa véritable efficacité et sa raison d’être, que par<br />

un processus radical, une mutation, un passage de l’être<br />

de droit à l’être sans droit. L’humiliation étant le chemin le<br />

plus court pour parvenir à cet objectif.<br />

Il n’est qu’à voir la rage avec laquelle certains syndicats<br />

de fonctionnaires de l’administration pénitentiaire<br />

## 3<strong>35</strong>5 MMAARRSS/AVVRRIILL 2201122

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