Passe Murailles n° 35 : Rester debout au trou - Webnode
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Le tabou de la prison : un secret qu'on cache <strong>au</strong>x voisins<br />
Du regard de la société sur le détenu et sa famille<br />
C’est à l’occasion de recherches sur le rapport à l’incarcération<br />
de l’entourage du détenu qu’émerge le<br />
tabou : peu d’éléments existent sur ce sujet. Une<br />
étude nationale datant de 2003 1 , ayant pour but de mesurer<br />
le t<strong>au</strong>x de connaissance sur la thématique carcérale,<br />
peut apporter une première piste de réponse : l’élément<br />
le plus significatif de cette enquête est la faiblesse relative<br />
des savoirs sur le milieu carcéral de la société en général,<br />
mais <strong>au</strong>ssi des familles de personnes incarcérées. Ainsi,<br />
l’acceptation de l’incarcération d’un proche est doublement<br />
difficile : on le sait privé de liberté et l’endroit où<br />
celle-ci lui est confisquée est inconnu.<br />
D’après Pascal Décarpes 2 , l’enfermement et la privation de<br />
liberté, essences de la prison, jouent un rôle presque<br />
secondaire dans la perception des gens, tant les conditions<br />
de détention ont une « m<strong>au</strong>vaise réputation », ; pas<br />
celle à laquelle on pourrait s’attendre<br />
: contrairement <strong>au</strong>x idées reçues,<br />
l’image « quatre étoiles » de<br />
la prison n’est pas partagée par la<br />
majorité des personnes interrogées<br />
: ici, « m<strong>au</strong>vaise réputation »<br />
sous-tend donc les conditions<br />
dans lesquelles les personnes sont<br />
enfermées. Le monde de la prison<br />
restant très flou <strong>au</strong>x yeux de majorité<br />
de gens, l’incarcération reste<br />
taboue.<br />
Mais les témoignages d’anciens détenus que<br />
nous avons pu recueillir apportent des éléments de<br />
réflexion plus poussés sur les raisons de ce(s) non-dit(s).<br />
La famille de Julien, qui a passé neuf mois à la maison d’arrêt<br />
de Bayonne, a été attristée et choquée à l’annonce de<br />
son incarcération. Lui <strong>au</strong>ssi explique cela en partie par le<br />
fait qu’ils manquaient de connaissance sur ce milieu-là.<br />
Pour Hosni, qui a été emprisonné plusieurs fois, de Bédenac<br />
à Bayonne en passant par les geôles espagnoles, à la<br />
souffrance de l’incarcération s’est ajoutée celle de la mort<br />
de son père lors de sa dernière incarcération. L’enfermement<br />
lui a ôté la possibilité d’accomplir totalement son<br />
deuil, et celle d’être présent pour ép<strong>au</strong>ler sa famille. Mais<br />
la plus grande amertume est celle de la dernière image<br />
63<br />
Par Chloé Etchamendy,<br />
du GENEPI-Bayonne<br />
On parle souvent du temps de la peine, des conditions de détention, mais peu du passage clé :<br />
l’incarcération. C’est pourtant un moment fatidique qui concerne bien évidement la personne<br />
incarcérée, mais <strong>au</strong>ssi tout son entourage : famille, amis, relations professionnelles.<br />
SON INCARCÉRATION A ÉTÉ CACHÉE À<br />
SES GRANDS-MÈRES, « PPAARRCCEE QQUU’’EELLLLEESS<br />
SSOONNTT ÂÂGGÉÉEESS ». LA FAMILLE A INVOQUÉ LE<br />
PRÉTEXTE D’UN DÉPLACEMENT<br />
PROFESSIONNEL. UNE L’A SU, APRÈS LA<br />
LIBÉRATION ; ELLE S’EN DOUTAIT. LA<br />
SECONDE NE LE SAIT PAS ET NE LE SAURA<br />
JAMAIS : « ÇÇAA FFOOUUTT TTRROOPP LLAA HHOONNTTEE ». À<br />
CELA S’AJOUTE LE SOUHAIT QU’ELLE<br />
GARDE UNE « BONNE IMAGE » DE SON<br />
PETIT-FILS JUSQU’À LA FIN DE SA VIE.<br />
que son père <strong>au</strong>ra eue de son fils : la prison.<br />
Dans les deux témoignages, la première similitude est le<br />
sentiment d’avoir fait du mal à sa famille, de ne pas avoir<br />
été les seuls à être malheureux, et d’avoir suscité chez elle<br />
le sentiment de déception.<br />
Pour ce qui est de l’annonce de l’incarcération,<br />
pas eu de tabou chez Hosni : ce n’était pas une surprise<br />
pour ses proches. Pour Julien, ce fut plus complexe : son<br />
incarcération a été cachée à ses grands-mères, « parce<br />
qu’elles sont âgées ». La famille a invoqué le prétexte d’un<br />
déplacement professionnel. Une l’a su, après la libération ;<br />
elle s’en doutait. La seconde ne le sait pas et ne le s<strong>au</strong>ra<br />
jamais : « ça fout trop la honte ». À cela s’ajoute le souhait<br />
qu’elle garde une « bonne image » de son petit-fils jusqu’à<br />
la fin de sa vie.<br />
De leur côté, Julien et Hosni ont tout deux été marqués<br />
par le sentiment de honte vis-à-vis<br />
de leur famille lors de leur incarcération.<br />
Ce sentiment a pu être<br />
appuyé, chez Julien par exemple,<br />
par le fait que sa mère et sa sœur<br />
aient été trop choquées, les premiers<br />
temps, pour venir <strong>au</strong>x parloirs.<br />
Au contraire, pour Hosni, seule sa<br />
mère est venue le voir. Il explique<br />
qu’en effet, chez les musulmans, il<br />
est extrêmement mal vu qu’une<br />
sœur, une femme, vienne en milieu<br />
carcéral. Ainsi, ses sœurs souhaitaient le voir, mais lui ont<br />
fait comprendre que le regard de l’entourage les empêchait<br />
de venir lui rendre visite.<br />
Cependant, les deux appuient le fait qu’ils ont<br />
reçu un grand soutien de la part de leur famille. Ils n’ont<br />
pas eu le sentiment de subir un changement d’image <strong>au</strong><br />
sein de celle-ci pendant l’incarcération ; c’est venu après.<br />
Pour Julien, certaines décisions qu’il a prises à la sortie ont<br />
divisé sa famille ; mais il ne reparle plus du tout de cet épisode<br />
de sa vie avec eux, « c’est du passé ». « Ça me va <strong>au</strong>ssi<br />
bien, il n’y a rien à dire de plus ». Hosni, lui, a connu le<br />
temps des reproches après le temps du soutien : son<br />
entourage a attendu qu’il soit sorti pour cela, comme si on<br />
le préservait pendant l’incarcération. Sa famille lui fait<br />
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