UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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Africains, s’abattront encore sur les deux fractions hostiles du peuple américain et les
réduiront peut-être à une commune misère. Néanmoins et quoi qu’il arrive, il est
désormais certain que les planteurs du Sud devront renoncer à fonder un empire stable
sur le principe de la servitude des Nègres. Quand même, ce qui nous semble absolument
impossible, les démocrates séparatistes du Nord justifieraient le nom de serpents
copperheads qu’ils se sont donnés sans pudeur, quand même ils réussiraient
traîtreusement à déterminer une scission temporaire de quelques États du Nord-Ouest, le
grand ennemi, c’est-à-dire l’esclavage, n’en serait pas moins obligé de reculer devant le
travail libre.
Les rudes pionniers des campagnes de l’Illinois et des États limitrophes ont encore
plus d’intérêt que les industriels de l’Est à ne pas souffrir la concurrence des planteurs,
et, quelles que soient les péripéties de la guerre, la lutte entre les principes ennemis ne
peut avoir qu’une issue fatale aux propriétaires d’esclaves. S’ils tentent de résister encore
longtemps, le danger sera d’autant plus grand pour eux. Abrutis par la servitude et la
superstition, les Nègres américains ne se sont point encore révoltés, et la ferme espérance
qu’ils ont de recevoir bientôt leur liberté contribue à leur faire prendre patience. Mais si
un triomphe momentané des armées sudistes enlevait aux esclaves la confiance dans
l’avenir et si leur chaîne, maintenant allégée, devenait soudainement plus lourde à porter,
peut-on supposer qu’ils acceptassent sans résistance une servitude sans espoir, « cette
autre forme de la mort ? » Il ne faut point l’oublier, les massacres de Saint-Domingue
eurent lieu lorsque les Noirs de l’île, affranchis déjà depuis près de dix années, reçurent
l’ordre d’abdiquer le titre de citoyens et de reprendre leurs anciens travaux comme bêtes
de labour.
Ainsi, vainqueurs ou vaincus, les esclavagistes ont également à redouter les résultats
de la guerre. Même la paix sera pleine de dangers pour eux car elle accroîtra les ressources
du Nord plus rapidement que celles du Sud, et hâterait la colonisation des territoires libres.
Du reste, telle est la supériorité des États restés fidèles à l’Union qu’ils peuvent mener de
front la guerre et les arts de la paix, et menacer ainsi doublement la Confédération
séparatiste. Le Kansas, le Dakota, l’Utah, le Nevada, toutes les contrées du Far-West se
peuplent de pionniers et rattachent la Californie aux régions centrales de la république
américaine par une série de campements et de villages. Le Territoire organisé du
Colorado compte aujourd’hui (en 1863) 75 000 habitants (un Territoire organisé était
identique dans sa forme à celui d’un État, mais pas dans ses pouvoirs. Un scrutin
populaire désignait les délégués de ce type de territoire, qui siégeraient au Congrès mais
à titre consultatif. Pour devenir un État, un Territoire devait compter un nombre
d’habitants prévu par la Constitution). Cependant, il y a quatre années à peine que Denver,
la capitale du Colorado, a été fondée par trente abolitionnistes, envoyés précédemment
dans le Kansas pour s’y établir avant tous les autres colons et y défendre la liberté du sol.
L’arrivée constante d’émigrants étrangers que la guerre n’a point effrayés, surtout
l’augmentation naturelle de la population du Nord et de son inaltérable cortège
d’émigrants, qu’on ne saurait évaluer actuellement à moins de 40 000 par an, suffisent
déjà pour assurer le peuplement rapide de ces territoires. En outre le Congrès vient
d’accélérer encore la colonisation des Territoires en votant le homestead bill ou loi des
foyers fermières ou domestiques.
Cette loi s’adresse à tous les soldats de l’armée fédérale et à tous les chefs de famille,
américains ou naturalisés, qui n’ont pris aucune part à la rébellion sudiste. Cette loi leur
offre 64 hectares de terre à la seule condition que le colon habite sur son domaine et le
cultive lui-même. Attirés par ces avantages, les agriculteurs yankees et étrangers se
dirigent vers le Sud-Ouest, tandis que les planteurs, inquiétés par la proximité d’hommes
libres, battent graduellement en retraite avec leurs esclaves vers les rivages du golfe du