UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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Le 9 janvier 1861, le général Sherman ordonna à ses hommes de restituer un esclave
qu’un planteur virginien, qui était resté fidèle à l’Union, prétendait lui appartenir.
Heureusement que la majeure partie des planteurs de l’archipel s’étaient enfuis, laissant
derrière eux des milliers d’Africains qui étaient devenus les maîtres des riches habitations
dont ils n’osaient naguère s’approcher qu’en tremblant. Plusieurs d’entre eux, fous de
joie, ivres de leur liberté d’un jour, toutefois secrètement épouvantés de leur audace,
s’étaient installés dans ces palais et faisaient litière de tous les objets de luxe,
incompréhensibles pour eux. D’autres, profitant plus noblement de leur soudaine
émancipation, allaient à la recherche d’un ami, d’un frère ou bien de la femme et des
enfants dont ils avaient jadis été séparés, et qui habitaient des plantations éloignées. Enfin,
un certain nombre de Noirs, livrés en proie à une folle épouvante, ne songeaient qu’à
échapper à ces hommes du Nord, qu’on leur avait dépeints sous des couleurs si atroces,
et qu’ils craignaient presque autant que leurs anciens maîtres. En apercevant de loin les
soldats fédéraux, ils couraient se réfugier dans les champs de cotonniers, dans les
bosquets ou bien dans les bayous marécageux. Plusieurs centaines de Nègres allèrent
même chercher asile dans les îlots de l’archipel, et ne se décidèrent à rentrer sur les
plantations que rassurés par leurs amis ou poussés par la faim.
Il est à croire que la plupart des Nègres de Beaufort, même ceux qui s’étaient livrés à
une joie délirante en voyant leurs maîtres s’enfuir, n’osaient pas encore se flatter d’être
devenus libres. Comme des enfants échappés de l’école, ils profitaient de l’absence des
économes, et jouissaient de leur liberté inattendue avec une frénésie d’autant plus sauvage
qu’ils y voyaient un simple répit à leur longue servitude. Du reste, la routine ordinaire de
leur vie fut à peine troublée par quelques jours d’effervescence. L’intendant noir, naguère
nommé par le planteur lui-même, avait encore gardé les clés du grenier et du magasin.
C’était lui qui distribuait les rations quotidiennes de maïs et dirigeait les travaux
accomplis en commun. Seulement il avait déposé le fouet, cet insigne distinctif de son
ancien pouvoir, et ne s’imposait plus à ses compagnons que par le prestige d’autorité
attaché à ses fonctions. On le voit, la servitude avait produit ses conséquences ordinaires,
elle avait si bien tué la dignité dans l’âme des esclaves, que les malheureux, délivrés de
leurs maîtres, obéissaient encore aux hommes qui, il y a peu de temps encore, étaient
chargés de les fouetter !
Telle est l’influence démoralisante de la captivité, telle est aussi la défiance naturelle
de l’esclave, qui incitaient de nombreux Nègres des champs à répondre d’une manière
évasive lorsqu’on leur demandait s’ils préféraient la liberté ou la continuation de
l’esclavage. Pauvres gens abrutis, qui comprenaient à peine le sens du mot liberté qu’on
n’avait jamais prononcé devant eux, si ce n’est pour en flétrir les Noirs affranchis, ils
répondaient que le Blanc pouvait disposer de leur sort à sa guise, mais que s’ils tombaient
entre les mains d’un bon maître, ils ne tiendraient pas à être libres. D’autres
accepteraient volontiers la liberté, mais assortie d’un protecteur blanc. Quand on
demandait s’ils combattraient pour repousser une attaque de leurs anciens maîtres, ces
esclaves répliquaient en frissonnant que le Noir, si longtemps traité comme un chien,
n’oserait pas résister au Blanc, et s’enfuirait devant lui.
Sentant par instinct que leur scolarisation serait la véritable initiation à leur liberté, ces
Noirs nés dans l’esclavage n’exprimaient avec énergie d’autre désir que celui
d’apprendre, et ne réclamaient pas même la possession de leur propre corps. Bien
différents des Africains assignés aux travaux des champs, que la tâche monotone et
pénible des plantations avait généralement transformés en véritables machines, les
esclaves accoutumés à un travail plus intellectuel et plus indépendant, notamment les
pilotes, les charpentiers, les forgerons, parlaient un tout autre langage et réclamaient
hardiment la liberté.