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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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Élevées dans la maison avec les jeunes demoiselles et les jeunes garçons, elles ont

grandi en même temps qu’eux, elles ont assisté à leur mariage, elles ont pris une part

subordonnée à toutes les joies et à toutes les tristesses domestiques, elles sont devenues

comme une partie de la famille, dont elles prennent le nom. Ne fût-ce que par vanité —

cette passion si puissante sur les Nègres — elles seraient heureuses de leur esclavage,

mais ces pauvres femmes obéissent aussi à de plus nobles mobiles. Gardant au fond du

cœur, malgré leur servitude, toutes les vertus féminines de tendresse et de bonté, elles se

dévouent sans arrière-pensée. Elles reportent leurs sentimens d’amour filial sur ces

maîtres qui les ont nourris, leurs instincts d’amour maternel sur les enfants qu’elles ont

allaités ou soignés dans leur bas âge. Même quand elles ont des enfants de leurs maris

esclaves, il est rare qu’elles n’aient pas un amour plus impérieux pour les enfants blancs

de la famille du planteur que pour leur noire progéniture. Dans les momens de danger,

leur plus grande sollicitude est toujours excitée en faveur de leur petit maître. Le

dévouement de ces Négresses est souvent reconnu. Par la force même des choses, elles

deviennent graduellement indispensables à la famille. Parfois elles sont même

considérées comme des amies, et dans le cercle intime peuvent s’asseoir à la table de leurs

maîtresses.

Mais aussi quel large mépris ces Africaines montées en grade déversent-elles sur la

race maudite condamnée à l’esclavage ! Les Nègres des champs ou travailleurs leur font

lever le cœur de dégoût, et bien qu’elles soient de souche africaine, elles se consolent en

pensant qu’au fond d’elles-mêmes leur âme est blanche. Les abolitionnistes, dont on leur

a raconté des histoires terribles, les effraient autant que les loups garous effrayaient nos

trisaïeules, et l’on en cite plusieurs qui, voyageant avec leurs maîtresses dans les États du

Nord, n’osaient faire un pas hors de leur chambre d’hôtel de peur d’être enlevées par ces

brigands farouches qui veulent absolument imposer la liberté aux esclaves. Quelle serait

l’insondable tristesse de la pauvre Négresse, si on lui donnait l’indépendance, si on

l’enlevait au foyer qui l’a vue naître, si on l’éloignait de cette famille qui la possédait et

à laquelle elle avait donné son âme ! Comme l’animal domestique, elle s’est attachée aux

murailles elles-mêmes, aux arbres du jardin, aux barrières qui entourent la maison et la

séparent du camp des Nègres. Si on la libérait de force, elle mourrait peut-être de

désespoir après avoir rôdé longtemps autour des murs chéris qui l’ont enfermée. Elle

mourrait en maudissant ses frères les Nègres, et son dernier souffle d’amour s’envolerait

vers ses maîtres adorés ; son vœu le plus cher serait de revivre esclave comme elle a vécu.

Ces grands dévouements, dont il s’offre plus d’un exemple parmi les Négresses créoles

blanchies au service de maintes génération, sont bien rares parmi les Négresses et surtout

parmi les Nègres employés aux champs. Cependant, même pour la plupart de cette

catégorie de travailleurs noirs, l’amour servile se mélange de la manière la plus étrange à

la haine. Ils haïssent leur maître parce que sans son ordre ils ne seraient pas obligés de

travailler, et cependant ils l’aiment parce qu’il est riche et puissant, parce que leur gloriole

enfantine est flattée de voir ses beaux chevaux et ses équipages, parce qu’ils ne peuvent

s’empêcher d’éprouver un vague mouvement de sympathie pour celui qui leur distribue

le maïs, la viande et le brandy. Un planteur, parlant de ce mélange de haine et d’amour

que ses esclaves éprouvaient pour lui, me disait : Vous voyez ces Noirs, ils me détestent

tous. Si je tombais à l’eau, les deux tiers d’entre eux s’y jetteraient après moi pour me

sauver ! Il faut bien se garder ainsi de prendre au sérieux les acclamations et les hourrahs

sans fin que les esclaves poussent en l’honneur de leurs maîtres les jours de fête, lorsque

des flots d’eau-de-vie ont coulé. Les Nègres sont comme les enfants, tout entiers à

l’impression du moment. Aujourd’hui ivres d’enthousiasme pour leurs maîtres, demain

fous de rage contre ces mêmes Blancs qu’ils aimaient tant la veille. On a vu récemment

par l’insurrection des Cipayes ce que sont les peuples enfants. Il a fallu peu de chose, une

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