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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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un prisme inégal, déjetés, renversés, irisés de couleurs tremblotantes. Son intérêt lui voile

les plus simples vérités ; il se croit tout permis pour défendre son prétendu bon droit, et

le crime même lui semble une de ses inaliénables prérogatives. Surtout quand il a hérité

de ses pères le pouvoir absolu sur des esclaves, il est lui-même asservi aux préjugés de

cette autorité corruptrice qu’on lui a léguée par héritage et ses opinions et ses actes lui

sont comme imposés par la position dans laquelle il se trouve. Il est à peine un être moral

et responsable dans ses rapports envers les Noirs qui lui appartiennent. Aussi malheureux

que ses esclaves, il cesse, comme eux, d’avoir la conscience pour mobile de ses actions.

Ce serait donc une injustice réelle d’accuser personnellement les planteurs de tout le mal

qu’ils aident à commettre, c’est le système de l’esclavage qu’il faut incriminer. Dès qu’un

homme cesse de comprendre la valeur morale de ses actes, il n’a plus qu’une

responsabilité d’un ordre inférieur. Or la plupart des planteurs en sont arrivés à ne plus

éprouver le moindre remords lorsqu’ils s’occupent d’abrutir l’esclave et de le transformer

en simple moteur mécanique. Eux-mêmes agissent comme des machines mues par un

levier qui n’a pas son point d’appui dans leur for intérieur.

Les moyens que procure l’art perfide de diviser pour régner sont ceux que les maîtres

emploient pour réduire leurs Nègres. Comme les chasseurs des savanes qui, pour

empêcher les progrès des flammes, lancent un contre-incendie les planteurs entretiennent

la discorde entre les esclaves, afin de se rassurer sur la possibilité d’une insurrection. Ils

utilisent surtout la haine qui divise les Nègres américains et les Créoles de couleur. Ceuxci,

originaires de l’État où ils servent comme esclaves, sont en général tranquilles,

attachés à la glèbe, fiers de la gloire de leurs maîtres et pétris à souhait pour la servitude.

C’est donc parmi eux que se recrutent les valets de chambre et les confidents. Les Noirs

connus comme des Nègres américains sont ceux que les planteurs achètent au Kentucky,

en Virginie et en Maryland. Ils sont en général plus forts, plus intelligents et plus instruits

que leurs congénères créoles. Leur séjour dans les villes industrielles ou commerçantes

des États du centre, leur contact forcé avec les Yankees sagaces qui parcourent la Virginie

et les États limitrophes, les prédications des missionnaires itinérants, les voyages dans

lesquels leurs acheteurs les ont entraînés, peut-être aussi le climat généreux et vivifiant

du Nord, ont développé leur perspicacité naturelle. Quand ils arrivent sur les marchés du

midi, ils montrent fort bien par leurs dédains qu’ils ont conscience de leur supériorité sur

les Africains du pays.

À la grande joie des planteurs, les occasions de disputes ne manquent pas entre ces

deux classes de Nègres, différentes même par l’apparence extérieure et la nuance de la

peau. Les maîtres ont également le soin d’entretenir des dissensions entre les Noirs des

champs (ceux que les planteurs surnomment les Sambos) et les domestiques de maison.

Ils introduisent une certaine hiérarchie parmi les esclaves. Les opprimés n’ont pas encore

su se réconcilier contre l’ennemi commun : fier de sa peau jaunâtre le mulâtre dédaigne

les Griffons et les Africains de pure race tandis que le quarteron dédaigne le mulâtre.

Dans sa Description Topographique, physique, civile, politique et historique de Saint

Domingue, Médéric L. Moreau dresse en 1797 un tableau définissant les métis africains

en fonction de leur part « blanche ». Parmi les sang-mêlé, figure le griffon.

C’est ainsi que le mépris tombé du regard du maître et rejaillit d’esclave en esclave.

Quant au Nègre prétendu libre, il est à la fois méprisé par les Blancs et haï par les esclaves

de la propre race. Il rend la haine à celui qui le méprise, le mépris à celui qui le hait, et se

console de son isolement par le privilège de ne rien faire, car dans les États esclavagistes

le travail est le signe de l’esclavage. Le planteur voit sa sécurité dans les antipathies de

tous ceux qui, réunis contre lui, pourraient se libérer sans peine. Les instincts et les

pratiques de la domination sont les mêmes dans tous les pays du monde et n’ont jamais

changé depuis que le premier conquérant a réduit d’autres hommes en servitude.

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