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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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aucune occasion de rappeler aux impatients le texte formel de la loi. En mai 1862,

quelques jours après le vote de la loi affranchissant les esclaves des territoires, le général

David Hunter, qui commandait à Port-Royal, crut que le moment était venu de prononcer

la grande parole, et, sans en avoir averti le gouvernement, il octroya de son propre chef

la liberté à tous les Noirs de la Caroline du Sud, de la Géorgie et de la Floride, c’est-àdire

à près d’un million d’hommes, le quart de toute la population servile. Dans le Nord,

la nouvelle de cette mesure de guerre produisit une très vive émotion, inférieure toutefois

à celle qui avait accueilli la célèbre proclamation du général John C. Frémont. L’esprit

public avait fait de tels progrès depuis quelques mois, que le décret du général Hunter

était presque attendu. Seulement tous les regards se tournèrent vers le président Lincoln

pour savoir si le moment d’agir dans le même sens était enfin venu pour lui. La réponse

ne tarda point. Par un message empreint d’une grande noblesse et d’une certaine

mélancolie, M. Lincoln supprima comme inconstitutionnel l’édit du général Hunter mais

en même temps, il affirma que lui seul avait le droit d’émanciper tous les esclaves qui

appartenaient encore aux rebelles. Dans sa note aux planteurs, il leur rappelle l’offre qu’il

leur avait faite récemment pour le rachat des Noirs et il conjure les séparatistes de ne pas

se vouer à la ruine alors qu’on leur offrait généreusement un moyen de salut :

« Ne voulez-vous pas accepter ma proposition ? » s’écria-t-il en terminant, « jamais,

dans les temps passés, un seul effort n’aura pu, par la providence de Dieu, produire autant

de bien qu’il est aujourd’hui votre glorieux privilège de pouvoir en accomplir ! Puisse

l’avenir n’avoir pas à déplorer que vous ayez négligé cette occasion unique ! »

Cet appel n’a pas été entendu. Avec cette exaspération que donne la conscience d’une

mauvaise cause, les planteurs ont mieux aimé risquer leur vie et leur fortune que de

transiger dans la honte. Frappés de cette démence suprême que Jupiter inflige à ceux qu’il

veut perdre, ils courent avec furie à leur ruine. Tandis que, par un vote décisif, le Congrès

de l’Union enlevait à l’esclavage ces immenses territoires que les deux sections de la

République s’étaient toujours disputés, la flotte fédérale, commandée par deux frères

d’adoption, David Porter et David Farragut, arrachait aux séparatistes la grande métropole

du Sud, plus importante à elle seule qu’un grand État comme le Texas ou la Floride. La

prise de La Nouvelle-Orléans donnait aux Unionistes la possession complète de toute la

Louisiane inférieure, peuplée d’environ 300 000 habitants dont près de 100 000 étaient

encore esclaves. En un seul jour, les Confédérés perdaient la vingt-cinquième partie de

leur population. La nouvelle épreuve qu’avait à subir l’Institution particulière allait

s’accomplir sur une grande échelle.

Considérés en masse, les esclaves de la Louisiane inférieure forment une sorte de

« tribu » distincte par rapport aux autres Nègres américains. Au commencement du siècle,

les Noirs de La Nouvelle-Orléans et des plantations voisines étaient presque tous créoles,

c’est-à-dire nés en Louisiane ou dans les Antilles. Depuis, cette partie de la population

esclave ayant considérablement décru par suite de l’insalubrité du climat et de

l’aggravation du travail, les propriétaires n’ont pu remplir les vides de leurs chiourmes

que par l’importation de Nègres achetés au Kentucky et dans les autres États du centre.

Aujourd’hui les esclaves créoles ne constituent plus qu’une faible minorité des Noirs du

Mississippi inférieur, et leur ancien patois, si musical et si naïf, est remplacé par l’anglais.

Toutefois l’élément créole ne s’est mélangé avec l’élément africain qu’à la condition de

le transformer graduellement et de lui imprimer un tout autre caractère. Les esclaves

d’origine louisianaise, en général assez fortement modifiés par le croisement de la race

noire avec la race caucasienne, ont donné à leurs nouveaux compagnons de servitude un

peu de cette grâce naturelle, de cette bravoure irréfléchie, de cette vanité chevaleresque

qu’ils avaient reçues de leurs maîtres français et espagnols. En même temps, ils ont acquis

cette ténacité prudente et cette longue patience qui distinguent les Nègres élevés par les

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