UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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3. LES NOIRS AMÉRICAINS DEPUIS LE DÉBUT DE LA GUERRE
(La Revue des Deux Mondes, tome 44, 1863)
1 e partie : Les Partisans du Kansas et les Noirs libres de Beaufort
Dans l’histoire des hommes aussi bien que dans celle de la terre, ce ne sont pas les
mouvements brusques et violents qui produisent les résultats les plus considérables : les
modifications lentes ont souvent une plus haute importance. Comme les lois même de la
nature, ces évolutions graduelles de l’humanité se cachent sous la variété des faits qui
constituent l’histoire apparente, et de longues années s’écoulent avant qu’on en apprécie
la véritable signification. C’est à distance seulement qu’on peut les comprendre dans toute
leur grandeur. Les simples accidents de la vie des peuples, les rébellions, les guerres, les
péripéties sanglantes des batailles empêchent de voir les transformations profondes que
subit la société tout entière. Ainsi, dans l’histoire des choses qui se sont accomplies en
Amérique pendant les deux dernières années, les massacres de Bull’s Run, le combat du
Merrimac et du Monitor, la prise de La Nouvelle-Orléans, le siège de Vicksburg occupent
une beaucoup plus large place que la fuite silencieuse de milliers d’esclaves et l’abolition
graduelle de la servitude africaine. On ne saurait s’en étonner : le spectacle d’hommes
qui s’entr’égorgent offre un poignant intérêt qui satisfait je ne sais quel instinct barbare
et le besoin d’émotions violentes. D’ailleurs les alternatives de la lutte ne demandent pour
être comprises aucun effort intellectuel, tandis que les évolutions progressives de la
société, embrassant à la fois le passé et l’avenir, doivent être étudiées avec un esprit
philosophique. À la longue, les faits s’oublient peu à peu, à moins qu’ils n’aient saisi
l’imagination des peuples et ne se soient transformés en légendes. Cependant, les idées
cachées sous le tumulte des événements se révèlent et grandissent à mesure, semblables
aux montagnes qui paraissent d’autant plus hautes qu’on s’éloigne de leur base.
Parmi ces idées, qui se dégageront de la crise américaine, il ne nous semble qu’aucune
ne se manifestera d’une manière plus éclatante que celle du droit absolu que les hommes
des diverses races ont à la liberté. Les Noirs deviendront les maîtres de leur propre corps,
se mêleront à la société des Blancs. La servitude, qui dans aucun autre pays n’avait trouvé
de plus audacieux défenseurs, sera définitivement jugée par ses abominables
conséquences. Dans le désir de faciliter le travail des auteurs qui raconteront en entier la
lutte de l’émancipation, nous allons décrire ici les premières phases de la transformation
des camps d’esclaves en communautés d’hommes libres. Les documents sont rares, car
les défenseurs, qu’une main cachée suscite aux Nègres d’Amérique, songent à combattre
et non pas à raconter l’histoire de ceux qu’ils sont chargés de secourir. Cependant les faits
que nous recueillerons et que nous discuterons impartialement suffiront pour faire
comprendre la gravité des événements auxquels notre génération a assisté.
Pour mesurer plus l’énorme progrès accompli depuis deux années dans l’opinion
publique au sujet de l’esclavage, il n’est pas inutile de rappeler quelle était la situation en
1860. L’extension de la servitude des Noirs étaient encore le but primordial des hommes
d’État qui dirigeaient la politique des États-Unis. Les planteurs sudistes, tout-puissants
dans le Sénat et sûrs de la complicité de l’ancien président Buchanan, avaient subordonné
toutes les autres considérations à celles de leur propre intérêt et transformé toutes leurs
ambitions en articles de loi. Dans les États à esclaves, la liberté républicaine n’était plus
qu’un vain mot. Les ministres des cultes n’avaient plus qu’une mission, celle de prôner
l’institution particulière et divine. Les journaux, rendus unanimes par une universelle
terreur, n’avaient plus qu’un rôle, celui d’affirmer l’excellence de l’esclavage et l’infamie
des abolitionnistes. Toute protestation contre la servitude s’était évanouie, couverte par
un immense concert de malédictions. Dans le district de Columbia, les geôles où l’on
fouettait les Noirs s’élevaient à côté de la Maison-Blanche et du Palais de la Nation.