UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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du Parti républicain, il n’existe donc pas de lutte de principes, mais seulement une lutte
d’intérêts. C'est là ce qui fait la force des esclavagistes : comme le satyre de la fable, ils
ne soufflent pas tour à tour le froid et le chaud de leurs lèvres perfides. Un signe du mépris
dans lequel les gens du Nord tiennent les Noirs, c'est qu’on n’entend jamais parler de
mariages entre jeunes gens de race différentes. L’avilissement dans lequel le mépris
public a fait tomber les Nègres libres est tel que même l’amour ne peut jamais les relever
jusqu’à la dignité d’hommes. Sous ce rapport, la littérature américaine, reflet de la nation
qui l’a produite, exprime bien par son silence l’antipathie universelle pour la race déchue.
Le roman abolitionniste n’a point encore eu la hardiesse d’unir par les liens de l’amour et
du mariage un Nègre intelligent, généreux, tendre, éloquent, avec la blanche fille d’un
patricien de notre République. C’est qu’en effet un semblable mariage serait considéré
comme abominable par la morale américaine. Toute femme qui contracterait une
semblable union perdrait sa caste comme la fille du brahmane épousant un paria, et bien
des années s’écouleront peut-être avant qu’on puisse en citer un seul exemple.
Après avoir indiqué les obstacles qui s’opposent à la réconciliation de la race africaine
et de la race blanche aux États-Unis, il est nécessaire de signaler les faits qui prouvent
combien est instable l’équilibre d’une pareille situation et combien l’affranchissement des
esclaves devient indispensable sous peine de déchéance et de ruine absolue pour les États
du Sud. Rien n’atteste mieux les funestes effets de l’esclavage que le contraste offert par
les deux moitiés de la République américaine. Les États esclavagistes semblent avoir tout
ce qu’il faut pour distancer les États du Nord dans la concurrence vers le progrès. Des
terres d’une exubérante fertilité, d’excellents ports, de nombreux fleuves et baies
intérieures, un climat agréable, une population intelligente. Les Créoles sont en général
grands, forts et adroits. L’instruction sérieuse et profonde est beaucoup plus rare chez eux
que chez leurs compatriotes du Nord, mais ils y suppléent par une grande présence
d’esprit, un instinct divinatoire, une remarquable abondance de paroles, de la clarté dans
les discussions. La fréquentation des sociétés élégantes développe chez eux l’esprit,
l’urbanité et d’autres qualités aimables ; l’habitude du commandement leur donne une
démarche fière, un port de tête hautain, une manière de s’exprimer mâle et résolue.
Comme les Spartiates qui montraient à leurs enfants les esclaves plongés dans l’ivresse,
ils s’enorgueillissent en proportion du mépris qu’ils éprouvent pour leurs Nègres avilis.
Ils sont plus grands à leurs propres yeux de toute la distance qui les sépare des êtres qu’ils
ont abrutis. Impatiens de contradiction et pointilleux sur les questions d’amour-propre, ils
se laissent souvent emporter par la colère, et quand ils croient leur honneur en jeu, ils ne
craignent pas d’en appeler au jugement de la carabine ou de l’épée, de là ces scènes de
duels, de violence et de meurtres, si fréquentes dans le Sud.
Moins intéressés que les Yankees, ils ont pour passion dominante, non l’amour du
gain, mais l’ambition du pouvoir, des honneurs, ou bien des succès qui donnent une
réputation dans les salons. Ils se disent et peut-être sont-ils en réalité mieux doués que
leurs voisins du Nord pour les carrières de la diplomatie et de l’administration. Les
présidents de la république ont été pour la plupart choisis parmi eux, et les hauts
fonctionnaires nés dans le midi sont beaucoup plus nombreux que le rapport des
populations ne pourrait le faire supposer. Grâce surtout à la solidarité de leurs intérêts et
à leurs immenses richesses, ils se sont graduellement emparés de presque toutes les hautes
positions de la République. Si les titres nobiliaires étaient rétablis en Amérique, nul doute
que les gens du Sud n’en obtiennent la plus grande part. Eux-mêmes, les fils des
misérables et des persécutés d’Europe, se disent patriciens et prétendent que leur caste
remplace avec avantage l’aristocratie héréditaire du vieux continent. Leur richesse, leur
influence, le degré de respect qu’on leur accorde n’augmentent-ils pas avec le nombre de
leurs esclaves, leurs récoltes de sucre ou de qu’ils expédient ? Ne doivent-ils pas en même