UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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1. LE CODE NOIR ET LES ESCLAVES
(La Revue des Deux Mondes, tome 30 du 15 décembre 1860)
Il y a vingt-cinq ans, le Parti abolitionniste n’existait pas en Amérique. Le Parti des
Whigs et celui des Démocrates recrutaient également leurs partisans dans les États libres
et dans les États à esclaves. Lors des élections générales, ce n’était point la question du
travail libre qui passionnait les masses. Des intérêts d’un ordre secondaire, tels que le tarif
douanier, les banques, le droit de visite, avaient seuls le privilège d’entraîner les esprits.
Çà et là s’élevaient quelques discussions théoriques sur la légitimité de l’esclavage, les
citoyens éclairés envisageaient l’avenir avec un certain effroi, mais nul ne protestait au
nom des droits de l’homme, au nom de la conscience outragée, contre l’asservissement
des Noirs. Sans comprendre que les meilleures causes ne peuvent triompher seules et qu’il
leur faut aussi d’héroïques défenseurs, les meilleurs esprits se contentaient d’attendre des
progrès du siècle une heureuse solution du formidable problème.
Les commencements du Parti républicain qui vient de l’emporter dans l’élection
présidentielle de 1860 furent plus que modestes. William Lloyd Garrison, un imprimeur
pauvre et sans instruction mais doué d’une indomptable énergie, eut le courage
d’entreprendre seul la croisade contre l’esclavage. Réfugié dans un bouge de Boston, il
fonda en 1835 le journal le Liberator, il réclama la liberté des Noirs et il osa dire que les
descendants de Cham et ceux de Japhet étaient frères et pouvaient prétendre aux mêmes
droits. Le scandale fut immense. Garrison fut saisi, traîné, la corde au cou, dans les rues
de Boston, poursuivi par les huées de la populace et jeté en prison comme un vil
malfaiteur. Il en sortit plus résolu que jamais, et bientôt se groupèrent autour de lui
quelques sociétés d’abolitionnistes.
Dispersées par la force, ces sociétés se reformèrent plus nombreuses. Le Parti
commençait à poindre çà et là dans les grandes villes. Il osa présenter ses candidats aux
élections locales et il réussit même à faire nommer un député puis un sénateur au Congrès
de Washington. En 1850, quinze ans après la fondation du journal Liberator, la question
de l’esclavage dominait déjà toutes les autres, et le Congrès était transformé en un club
où on la discutait en permanence. En 1856 enfin, les anciens partis politiques se brisèrent
pour laisser le champ libre à la grande lutte entre les abolitionnistes et les républicains
unis contre les esclavagistes. Les États du Nord adoptaient solennellement une politique
différente de ceux du Sud. Vaincu dans l’élection présidentielle de 1856, la Parti
républicain remportait celle de 1860. Ce que le président George Washington, sur son lit
de mort, prévoyait avec un instinct divinatoire, semble près d’arriver. Déjà la République
est scindée en deux grandes fractions séparées par une frontière géographique. Pour
maintenir l’union entre ces deux moitiés hostiles, il ne reste plus que les traditions d’une
gloire et d’une prospérité communes, des intérêts commerciaux, et les conseils presque
oubliés du Père de la Patrie.
Les événements qui se préparent en Amérique, et qui ouvriront une nouvelle période,
la dernière peut-être, du débat sur l’esclavage, sont de la plus haute importance. Les faits
les plus considérables de l’histoire contemporaine de l’ancien monde sont d’un intérêt
presque secondaire, comparés à la lutte qui doit précéder sur la terre américaine la
réconciliation finale des Blancs et des Noirs. Là sont deux races d’hommes, deux
humanités, dirais-je, qui se trouvent enfermées dans la même arène pour résoudre
pacifiquement ou les armes à la main la plus grande question qui ait jamais été posée
devant les siècles. D’un côté, ce sont les propriétaires du sol, les fils des conquérants,
fiers de leur intelligence, de leur âpre volonté, de leurs richesses, issus de cette noble race
blanche qui, par la force des armes, du commerce et de l’industrie, s’empare
graduellement du monde entier.