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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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qu’il veut perdre sur la pente des abîmes. Les lois sont en réalité une lettre morte. Le

maître ne rend compte à personne de ce qu’il fait. Dans sa plantation, il est comme un

capitaine à bord de son navire et fait à sa guise le trafic de ses travailleurs mâles et

femelles. Qui viendra l’accuser, lorsqu’en violation flagrante de la loi, il aura séparé de

sa mère un enfant de sept ans ou refusé au père infirme le droit de choisir l’enfant qui doit

l’accompagner sur une plantation éloignée ?

Aucun de ses confrères n’oserait élever la voix contre lui, car ils sont tous ses

complices, et d’ailleurs l’accusé peut à son aise se disculper en niant le délit par serment.

Quant aux Nègres, ils ne sauraient se plaindre, puisqu’ils n’ont pas d’âme et que leurs

plaintes sont emportées par le vent qui passe. Dans les États du Nord, où la loi n’est pas

représentée, comme en Europe, par des légions de magistrats, de gendarmes, d’officiers

de police, d’innombrables employés, et au besoin par des milliers de soldats, artilleurs,

cavaliers et fantassins, elle n’a pour sa défense que sa propre majesté et le respect des

citoyens. Là tout homme est magistrat, et pour empêcher la société de s’écrouler par son

propre poids, il doit prêter main-forte à l’exécution des décrets rendus au nom du peuple

souverain. Tous sont également dominés par cette volonté suprême avec laquelle se

confondent les idées même de patrie et de liberté, mais dans les États à esclaves les

planteurs sont placés au-dessus de la loi, qui n’a été faite que pour eux et par eux. Chacun

la modifie au gré de sa passion ou de son intérêt.

Souvent, par avarice, le propriétaire viole en faveur de son Nègre la loi qui condamne

celui-ci à mort, mais dans un moment de colère il viole également la loi morale, bien

autrement impérieuse, qui lui recommande la douceur et l’équité envers son esclave. Il

n’y a aucune garanties pour les Nègres, livrés pieds et poings liés à leurs maîtres. Que

ceux-ci observent la loi ou qu’ils la négligent, ils agissent toujours de leur plein gré, ils

n’en sont pas moins des souverains absolus. Aussi le texte même du code n’a-t-il guère

qu’une signification relative en montrant combien peu la morale publique concède au

Nègre les droits de l’homme. Abandonnés par la loi, par les mœurs, par la tradition, à la

volonté absolue d’un seul, s’abandonnant eux-mêmes à tous les ignobles vices de

l’esclave, les Africains asservis ne peuvent mettre leur espoir qu’en la générosité ou le

mépris de leurs maîtres. À force de se faire petits et bas, peut-être échapperont ils aux

caprices et aux fantaisies de cette volonté qui les tient enchaînés.

L’intérêt le plus évident, disent les esclavagistes, commande aux planteurs de bien

traiter leurs esclaves, de leur donner une nourriture suffisante, des vêtements convenables

et de les soigner dans leurs maladies. Les Nègres sont un capital pour le propriétaire, et

celui-ci doit les préserver de tout mal, afin d’en retirer un bénéfice considérable. En effet,

nous croyons que d’ordinaire les planteurs ont assez l’intelligence de leurs intérêts pour

ne pas écraser leurs Noirs de travail et leur procurer, au point de vue matériel, une vie

aussi comfortable que celle de nos manœuvres et journaliers d’Europe. Les possesseurs

d’esclaves les font rarement travailler quatorze et quinze heures, ainsi que le permet la

loi. Le plus souvent ils ajoutent un peu de poisson salé à la fade nourriture que les

règlements stipulent pour les Nègres et ils varient selon les saisons et l’hygiène des

esclaves afin de les préserver de la géophagie, cette maladie fatale si commune chez les

Africains asservis, et qui se traduit par un besoin irrésistible de manger de la terre, de

l’argile, de la brique pilée. Quelques planteurs prêtent de petits lopins de terre où, le

dimanche, ils permettent à leurs esclaves de cultiver du maïs et des pommes de terre,

d’élever des poules, des cochons et d’autres animaux domestiques. Les maîtres achètent

les produits des jardinets, vérifient la propreté des cases, paient à la tâche et non à la

journée les Noirs qui travaillent le dimanche sur la plantation. Si des soins de cette espèce

sont les seuls qu’un maître doive à ses subordonnés, nul doute que bien des planteurs

puissent revendiquer le titre de pères de leurs esclaves. Mais les Créoles sont des hommes

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