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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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vendre la Négresse stérile ou hors d’âge, se défaire des négrillons qui lui sont à charge et

des vieillards que la force abandonne.

Aucune loi n’empêche le maître de briser ainsi les familles et d’en distribuer les

membres au hasard. S’il est vrai qu’une ancienne loi lui interdit de séparer un enfant de

sa mère avant l’âge de dix ans, sous peine de six mois à un an de prison et de mille à deux

mille dollars d’amende, cette loi est constamment éludée et j’ai vu frapper un enfant de

sept ans qui se lamentait d’être séparé de sa mère. Le planteur règle comme il l’entend

les relations des époux. Il en est parmi eux qui, pour mettre un terme aux débordements

de leurs Négresses, ont pris l’habitude de les mettre aux ceps 5 chaque nuit. Devenues plus

sages par l’impossibilité de marcher, elles donnent au maître un plus grand nombre de

négrillons. C’est là une des pratiques de l’esclavage, cette institution qui, si nous en

croyons les orateurs esclavagistes, moralise le Nègre et l’élève dans l’échelle des êtres !

Aussi les parents africains, qui sont restés bons malgré l’influence délétère du milieu dans

lequel ils vivent, désirent avec ardeur la mort de leurs enfants afin de les voir échapper

aux terreurs qui les attendent. Êtes-vous marié ? demandait-on à un Nègre émancipé que

des héritiers avides avaient réussi à faire condamner à une nouvelle servitude. Non,

répondit-il avec un triste sourire, ma femme a été délivrée par la mort. Avez-vous des

enfants ? Non, Dieu merci, ils ont eu également le bonheur de mourir ! Et cependant ce

qui s’est passé à la Martinique et à la Guadeloupe, depuis l’émancipation des esclaves,

prouve que les Nègres libres, aussi bien que les Blancs, sont nés pour la vie de famille et

savent en apprécier les joies.

L’exemple que les Blancs des États du Sud donnent eux-mêmes à leurs Noirs ne doit

guère inspirer à ceux-ci le respect de la famille et de la paternité. Les mulâtres, qui

forment environ la septième partie de la population de couleur, doivent presque tous leur

origine aux amours des planteurs avec leurs belles esclaves. Cependant, leurs pères et

maîtres ne leur ont point accordé la liberté. D’habitude on accuse les immigrants étrangers

d’être partiellement responsables de l’augmentation graduelle de la population mulâtre,

mais les immigrants choisissent pour séjour les grandes villes commerciales ou les

districts agricoles de l’Ouest, tandis que les gens de couleur habitent dans les campagnes

sudistes. Ce sont donc les planteurs eux-mêmes auxquels il faut faire remonter la

responsabilité de la création de la race mélangée, et pourtant moins des deux cinquièmes

des mulâtres sont affranchis. Ces chiffres indiquent dans quelle proportion le sentiment

de la paternité influait sur l’émancipation des esclaves, lorsque cette émancipation était

encore possible. Presque tous les affranchissements ont eu pour cause l’amour du maître

pour son Agar ou son Ismaël. Cependant, on le voit, sur cinq mulâtres, il en est encore

trois qui sont restés esclaves sur cinq pères. Donc, il en est encore trois qui restés barbares,

trois qui laissent leurs enfants croupir dans la servitude et les font monter sur la table du

commissaire-priseur et vendent ainsi leur propre chair à tant la livre. Une fille de feu le

président Jefferson lui-même fut vendue aux enchères. Nous savons combien il est

difficile aux planteurs de se débarrasser de toute idée préconçue et d’envisager de sangfroid

la question de l’esclavage. Ils subissent nécessairement l’influence de ce terrible

milieu dans lequel ils sont nés, et qui ne cesse pas un instant de les envelopper. Dès sa

plus tendre enfance, en guise de poupée, le Créole reçoit un être vivant : un petit Négrillon

qu’il a le droit de frapper et qui présente la joue avec épouvante. À mesure qu’il grandit,

son esclave grandit avec lui, semblable à une ombre fidèle. À chaque instant, sa dignité

de maître lui est rappelée par la présence du souffre-douleurs et, sans danger, il peut

donner un libre cours à chacune de ses colères. Il apprend in anima vili le mépris et la

haine. Autour de lui s’agite une foule de domestiques africains, aussi abrutis que celui

qu’il flagelle, et d’instinct il comprend qu’il faut se méfier de ces hommes asservis, au

5

Ancien instrument de torture.

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