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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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connaissent la mollesse et la lâcheté de ces Nègres et s’abstiennent de les poursuivre,

sachant bien qu’ils viendront se livrer tôt ou tard. En effet, quand ces fugitifs commencent

à maigrir, quand ils sont las de leurs courses aventureuses dans la forêt, et que la saison

des grands travaux est passée, ils se présentent de nouveau devant leurs maîtres, et ils en

sont quittes pour une cinquantaine de coups de fouet et un carcan de fer autour du cou.

Que leur importe ? L’année prochaine, à pareille époque, ils recommenceront leurs

douces flâneries à travers les bois et les champs. Il n’est peut-être pas dans les États-Unis

une seule grande plantation qui ne compte un ou plusieurs de ces Nègres coutumiers du

marronnage. En revanche, on cite à peine un ou deux exemples d’esclaves qui aient refusé

tout travail par sentiment de leur dignité et préféré se suicider sous les yeux de leurs

maîtres ou se casser le bras dans les engrenages de l’usine. Ce refus héroïque du travail,

si général chez les Indiens réduits en esclavage, est extrêmement rare chez le Nègre car

pour s’affranchir, il court rarement au-devant de la mort.

Dans les conditions actuelles, une sérieuse insurrection des esclaves américains semble

assez improbable, et ceux qui font de la liberté des Noirs l’espérance de leur vie ne doivent

guère compter sur une émancipation violente dans un avenir prochain. Livrés à euxmêmes,

les Nègres d’Amérique ne se révolteront certainement pas, car ils n’ont jamais

connu la liberté. Au moins les esclaves de Saint-Domingue avaient des traditions de

liberté car ils se rappelaient en grand nombre les plages et les marais de l’Afrique, les

fleuves, les lacs immenses et les forêts de baobabs. En revanche, l’esclave né en Amérique

est né dans l’esclavage car son père avant lui et son grand-père étaient esclaves. Toutes

ses traditions sont des traditions de servitude, il voit tous ses ancêtres une bêche à la main,

son maître est devenu pour lui une institution, le destin lui-même, rêver la liberté, c'est

rêver l’impossible. Aussi dur que soit son labeur, il y est habitué autant qu’on peut l’être.

Pour lui, les coups de fouet sont un des nombreux, mais incontournables désagréments

de sa vie. Il les subit avec une résignation de fataliste, car il a perdu ce désir de vengeance

brutale du barbare qui frappe quand il est frappé. Il n’a pas encore la dignité de l’homme

libre qui brise en même temps les entraves morales et ses chaînes. Aussi les propriétaires

d’esclaves redoutent fort peu une insurrection spontanée, ils feignent même de ne craindre

aucun mouvement sérieux dans le cas d’une guerre avec l’étranger ou avec les États du

Nord. D’après eux, le Nègre asservi n’est jamais un homme et ne peut comprendre le

langage de la liberté. Il est possible en effet qu’à l’origine même d’une guerre la

population esclave restât soumise. Lors de la courageuse tentative de John Brown, on a

vu les Nègres libérés refuser eux-mêmes de prendre les armes. Habitués à l’obéissance,

ils demandaient à continuer leurs travaux serviles, comme si l’heure de la liberté n’avait

pas déjà sonné. Les dangers ne pouvaient devenir imminents pour les maîtres que si cette

lutte, commencée par des Blancs, s’était prolongée pendant quelques semaines.

À tort ou à raison, les planteurs du Sud voient plus de sécurité que de sujets de crainte

dans la possession d’un grand nombre d’esclaves, car plus ils auront de Nègres à leur

service, et plus ils décourageront le travail libre, forçant à l’émigration tous les Blancs

non propriétaires d’esclaves. Leur idéal serait de rester seuls dans le pays avec leurs

chiourmes de Noirs, sans que personne ne s’ingère dans leurs affaires. Aussi demandentils

impérieusement le rappel des lois qui abolissent la traite, il réclament le droit

inaliénable des citoyens libres de pouvoir voler des Noirs par milliers sur les côtes

africaines, et de les faire travailler dans les marais fiévreux des Carolines et de la Floride.

Plusieurs fois, les législateurs de la Caroline du Sud et des États voisins ont demandé que

les Noirs capturés sur les navires négriers par les croiseurs américains soient vendus

comme esclaves. Déjà en 1858, les officiers fédéraux ont été obligés de faire pointer les

canons d’un fort sur la populace de Charleston pour sauver une cargaison de Noirs qui

avaient été délivrés. En fait, la traite des Nègres, officiellement abolie en 1808 malgré

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