UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
73
les souscriptions affluèrent, et moins de trois semaines après le premier appel de M.
Pierce, quatre-vingt-treize missionnaires dont dix-neuf femmes, étaient déjà embarqués
pour Port-Royal. Leur mission était d’agir en qualité de surveillants et d’instituteurs :
« Ils devaient diriger les travaux des champs, pour enseigner aux enfants et aux adultes
noirs les premiers éléments des connaissances humaines, et pour inculquer aux élèves le
respect de leur dignité ainsi que l’habitude de compter sur eux-mêmes. »
Cette petite armée pacifique se composait presqu’entièrement d’agents envoyés aux
frais de sociétés particulières, mais seulement trois avaient été missionnées par le
gouvernement. Fin mars 1862, lorsque Pierce revient à Port-Royal accompagné de ses
instituteurs, la population africaine qu’il avait à diriger comprenait 9 050 personnes, sans
compter 2 000 esclaves établis dans les camps de l’armée fédérale, sous la surveillance
directe de l’autorité militaire. En outre il devait pourvoir aux besoins des Nègres fugitifs
et les répartir sur les diverses plantations désertées par leurs propriétaires. Son œuvre
offrait de grandes difficultés. Sur les 9 050 Noirs de l’archipel, 693 étaient vieux, malades
ou infirmes, 3 619 enfants n’étaient pas encore en âge de travailler, enfin 300 artisans
manquaient complétement d’instruments et ne pouvaient être utilisés que pour le
jardinage. La plupart des charrues et les autres outils aratoires étaient en grande partie
hors de service. Quant aux mulets et aux chars, ils avaient été réquisitionnés par l’armée,
et tous les transports devaient désormais se faire à dos d’homme.
Un obstacle plus grand encore se présentait : le gouvernement avait recommandé la
culture si importante du coton Sea-Island, mais les Nègres refusaient de le cultiver parce
qu’il leur rappelait les misères de leur vie passée. Sans attendre les conseils des
surveillants, ils s’étaient empressés d’accroître les dimensions des carreaux que les
planteurs leur avaient concédés jadis, et, comprenant qu’il importait surtout d’obtenir une
forte récolte de vivres pour éviter la famine, ils avaient semé du maïs sur une étendue
considérable de terres, en délaissant la culture du coton. Cependant ils ne résistèrent pas
longtemps aux conseils des instituteurs qui les traitaient en hommes libres, et, bien que la
saison fût déjà très avancée, ils se mirent courageusement à l’ouvrage. Sur 5 518 hectares
mis en culture, les deux cinquièmes environ furent consacrés au coton Sea-Island. À une
balle par hectare, ce qui est à peu près le rendement moyen pour cette qualité de coton,
on aurait pu compter sur un produit de plusieurs millions de francs, mais les intempéries
et le retard apporté dans les travaux ont donné raison à la répugnance des Nègres pour la
culture du coton. La récolte a été presque nulle et, désormais tout le travail des plantations
s’est reporté sur la production de vivres.
La déférence avec laquelle les Noirs de l’archipel suivent les conseils qu’on leur
prodigue est d’autant plus remarquable que l’autorité des missionnaires est purement
morale. L’entrée des plantations est interdite aux soldats fédéraux et même les officiers
ne peuvent y pénétrer qu’en qualité de visiteurs. Les surveillants, parmi lesquels on
compte même une femme, déploient une grande activité. Cependant, trop peu nombreux
pour diriger personnellement les travaux, ils doivent se borner à parcourir successivement
les cinq ou six plantations qui leur sont confiées, et dont plusieurs sont situées à quelques
lieues de distance les unes des autres. D’ailleurs, la plupart des surveillants, n’étant pas
agronomes et n’ayant que des notions insuffisantes sur la culture des plantes du Sud, sont
obligés de s’en remettre complétement, à l’intelligence des Nègres eux-mêmes pour
l’ordonnance des travaux. Seulement visités de semaine en semaine et laissés à leur
propre initiative pendant l’intervalle, ceux-ci ne cessent de travailler avec la même
régularité, mais avec plus d’entrain qu’autrefois et ne négligent aucune précaution
nécessaire à la réussite de leurs cultures.