UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862
Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane
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M. Buchanan, lorsqu’ils firent admettre le Kansas au nombre des États libres, ils
revendiquaient un droit garanti par des compromis antérieurs et représentaient les vœux
des habitants du Kansas eux-mêmes. En novembre 1860, lorsqu’ils élisent M. Lincoln,
ils n’avaient d’autre intention que d’affirmer l’inviolabilité du travail libre dans les États
du Nord, et pour donner aux planteurs des gages de leur sincérité, ils ne cessaient de
témoigner le dégoût que leur inspiraient les abolitionnistes. La fraternité humaine,
l’égalité future de toutes les races, la liberté universelle, n’étaient que chimères pour les
citoyens américain et, s’ils avaient cru à la scission dont on les menaçait depuis des
années, on ne peut douter qu’ils eussent voté en masse pour un candidat favorable à
l’extension de l’esclavage. Les radicaux, isolés çà et là dans quelques villes de la
Nouvelle-Angleterre, eussent été réduits à une impuissance absolue. N’essayons point de
pallier ce fait déplorable : les habitants du Nord étaient en grande majorité complices de
leurs concitoyens du Sud dans le crime de l’esclavage, ils voulaient simplement s’en
épargner le remords.
Aussi le Parti républicain caressait la chimère d’un compromis définitif, comme si les
passions pouvaient se condamner jamais à osciller autour d’un centre de gravité. Plus
logiques et doués de cette prescience instinctive que donne toujours un principe absolu,
les esclavagistes comprenaient fort bien qu’un accord à l’amiable était impossible entre
deux groupes d’États où la condition sociale des travailleurs offre un antagonisme si
complet. Ils savaient qu’une victoire décisive serait remportée tôt ou tard par l’une ou
l’autre des sociétés hostiles, et la prévision de l’avenir leur faisait confondre dans une
même haine les Républicains de tout le Nord et les abolitionnistes de Boston. Et comment
n’auraient-ils pas abhorré ce Parti qui, tout en respectant l’esclavage, venait de lui faire
subir son premier échec ? L’histoire des quatre-vingts dernières années avait appris aux
planteurs que le maintien de leurs privilèges avait pour condition essentielle une série non
interrompue de triomphes, et qu’un temps d’arrêt dans leurs conquêtes deviendrait
inévitablement le signal du recul. En effet, l’esclavage, abandonné à ses propres forces,
ne peut soutenir la concurrence avec le travail libre car il se limite nécessairement à peu
d’industries, épuise la terre, fatigue les hommes en les utilisant par masses, et surtout il
leur ôte cet aiguillon de l’intérêt privé, sans lequel l’ouvrier, dépourvu de toute initiative,
devient une machine sans intelligence. Pour contrebalancer ces causes d’infériorité, les
planteurs n’avaient que la ressource d’étendre indéfiniment leur domaine et de garder le
monopole des produits spéciaux qui faisaient leur richesse. Mais l’admission du Kansas
au nombre des États libres, puis le triomphe du Parti républicain en 1860, prouvèrent aux
esclavagistes qu’ils ne devaient plus espérer l’accroissement de leur empire.
Les travailleurs libres, dont la multitude augmente si rapidement dans le Nord, allaient
peser de plus en plus sur leur frontière, peut-être pénétrer dans les territoires du Sud-Ouest
et faire concurrence aux propriétaires d’esclaves pour la production du coton. Enserrée
dans un cercle toujours plus étroit, la puissante aristocratie du Sud était condamnée à la
mort lente de l’étouffement. Mieux valait pour les Chevaliers du Cercle d’or jouer le tout
pour le tout et risquer la perte de leurs privilèges en essayant de reconstruire l’Union à
leur profit. Insoucieux de la Constitution qui les avait abrités si longtemps et qu’on
pouvait maintenant retourner contre eux, violateurs des lois qu’ils avaient eux-mêmes
dictées, et qui prononçaient désormais leur condamnation, ils déchirèrent l’ancien pacte
fédéral, sans attendre que les vainqueurs eussent porté la moindre atteinte aux garanties
légales de l’institution servile, sans attendre même que fussent expirés les pouvoirs de
M. Buchanan, le président qu’ils avaient fait élire. Dans le Nord, les Républicains
n’étaient pas encore revenus de leur stupeur, que déjà la scission était consommée. On
sait maintenant, à n’en pouvoir douter, que les Rebelles ne voulaient point s’en tenir à la
proclamation de leur indépendance, mais que leur ambition était de fonder au profit de