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UN FRANÇAIS EN LOUISIANE 1860-1862

Notes et observations d'un écrivain et géographe français pendant la guerre de Sécession en Louisiane

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superbes et sa propre personne ; les vues ambitieuses, le désir de la liberté germent plus

aisément dans son esprit. Quand il conduit la locomotive fumante et lui fait dévorer

l’espace, il est impossible qu’il ne se sente pas fier de pouvoir dompter ce coursier

farouche, il n’est plus un bras, une main, comme disent les planteurs. Il est aussi une

intelligence et peut se dire l’égal de tous ces Blancs qu’emporte le convoi roulant derrière

lui. Ainsi les propriétaires d’esclaves font preuve d’inintelligence politique quand ils

s’applaudissent de voir des chemins de fer se tracer, des fabriques s’élever dans leurs

États. Ils ne comprennent pas que l’industrie, en mobilisant et en massant les ouvriers, les

rend beaucoup plus dangereux qu’ils ne l’étaient épars dans les campagnes. Les progrès

envahissants du commerce menacent également les planteurs en arrachant à la glèbe un

grand nombre d’esclaves. Afin de prévenir ce danger, il est interdit à tout Blanc

d’employer en qualité de commis un Nègre ou une personne de couleur esclave ou libre.

Mais cette défense est sans cesse violée par les intéressés car le commerce et l’industrie

ne peuvent être arrêtés par les lois, ils marchent sans cesse, irrésistibles, inexorables,

apportant avec eux l’émancipation des hommes.

Les Nègres apprennent chaque jour davantage : c'est là le fait le plus fécond en

résultats importants. Par leur cohabitation forcée avec des hommes plus savants qu’eux,

ils apprennent, ils étudient, ils se préparent à une forme de civilisation supérieure. Il se

peut même qu’au point de vue moral le spectacle d’un peuple libre contrebalance chez

eux les effets délétères de la servitude. Malgré les lois sévères qui défendent d’enseigner

la lecture à un esclave, le nombre de ceux qui savent lire augmente incessamment. Ici

c'est un Nègre intelligent qui, ayant trouvé le moyen d’apprendre à lire dans une ville du

Nord, enseigne ce qu’il sait à tous ses compagnons de travail. Ailleurs, c'est une jeune

Créole qui, dans ses momens d’ennui, se donne innocemment le plaisir de montrer

l’alphabet à sa domestique favorite, de même qu’elle fait répéter de jolies petites phrases

à son perroquet. Ailleurs encore c'est un maître, imbu de principes d’humanité supérieurs

à ceux de ses voisins, qui veut s’attacher fortement à ses esclaves en les élevant à la dignité

d’hommes, et viole ouvertement la loi en leur donnant une véritable instruction. Ainsi le

général-évêque Leonidas Polk, propriétaire de plusieurs centaines d’esclaves groupés sur

un des plus magnifiques plantations de la Louisiane, a fait enseigner la lecture à tous ses

Nègres, au grand scandale de tous ses confrères, planteurs expérimentés.

Dans une des plantations sudistes, j’ai vu un type remarquable de Nègre qui a su

acquérir une grande influence sur ses compagnons, et, le jour d’une révolte, il serait

certainement proclamé roi par la foule des esclaves. Pompée avait des formes athlétiques,

et sans peine il soulevait l’enclume de sa forge, mais il était d’une douceur à toute épreuve,

et obéissait sans hésitation à tous les ordres de sa femme. Il avait pourtant conscience de

sa force physique et de sa valeur morale, mais il n’en abusait jamais, et, se contentant de

donner des conseils à ses camarades, il ne les dirigeait que par la persuasion. La nécessité

de ruser avec ses maîtres pour se garantir des coups de fouet lui avait donné une figure

pateline et des paroles mielleuses lorsqu’il se trouvait en présence d’un Blanc, mais avec

les siens il devenait lui-même et reprenait sa physionomie franche et ouverte. Homme

d’une grande intelligence et d’une merveilleuse force de volonté, il avait appris à lire tout

seul en étudiant la forme des lettres gravées par l’économe sur les boucauts de sucre et en

épelant les noms peints sur les tambours des bateaux à vapeur qui descendent et remontent

le Mississippi. Devenu assez habile pour lire couramment, il avait pu se procurer une

bible par l’intermédiaire d’un colporteur, et il passait une partie de ses nuits à donner des

leçons de lecture aux autres Nègres et à leur tenir des discours révolutionnaires appuyés

sur l’autorité du texte redoutable. Surpris deux fois et deux fois fustigé, il avait vu sa bible

disparaître dans les flammes, brûlée de la main du maître, mais il avait su s’en procurer

une autre, et son œuvre de propagande n’avait rien perdu de son activité. Pompée étant

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